Ordre et désordre dans La Vieille Fille de Balzac ou les avatars de la question des femmes sous la Restauration

Les personnages principaux de Balzac sont “des types portant au front un sens social et philosophique“ [1], ils sont la “vivante expression de systèmes“, “des réalités qui vivent et qui marchent”. [2] Qualifiés de “ belles images ” par Balzac lui-même [3] et tous chargés de “ connotations historiques ou sociologiques ” [4], les trois figures féminines, mademoiselle Cormon, Suzanne la grisette et madame Granson, la veuve, et les protagonistes masculins de La Vieille Fille, le royaliste chevalier de Valois et le libéral du Bousquier ainsi que le républicain Athanase, incarnent les types humains du temps de Balzac, que le roman, “ lecture mythique du réel ” [5] s’emploie à décoder. Par leur intermédiaire, La Vieille Fille évoque donc, en l’explicitant, une époque, la fin de la Restauration, et les hommes qui l’habitent, leurs triomphes, leurs débâcles et leur postérité.

Structuré en emboîtement autour de l’échec et de la stérilité et comportant, outre des portraits symboliques, une politique du mariage, le roman, dont le style classique alliant clarté, précision et sobriété constitue un véritable clin d’oeil de l’auteur à la tradition, offre un récit dont tous les ressorts participent au même but : l’énonciation d’une morale, celle d’une fable irrémédiable. Le symbolisme s’énonce donc en ces termes : Mademoiselle Cormon, en accordant sa main par passivité et manque de discernement au bourgeois impuissant du Bousquier au lieu de s’allier au vaillant chevalier de Valois, vestige suranné de la noblesse du XVIIIe siècle, qu’elle préfère, symbolise la France qui commet l’erreur irréparable de concéder le pouvoir à la bourgeoisie, en juillet 1830. [6] Cette mésalliance est sanctionnée par le plus flagrant et le plus définitif des échecs : du Bousquier ne consommant pas le mariage, sa femme, bien malgré elle, demeure vierge et, à son grand désespoir, sans enfant. Ainsi, la Révolution et ses doctrines, qui autorisent l’ascension sociale d’un opportuniste et la déchéance d’une caste, manifestent leur caractère stérile, l’infécondité de mademoiselle Cormon étant non un ordre du ciel mais un attentat contre sa nature et “ le monde ” (en l’occurrence, la France) ” […] livré, sans ordre et sans loi, à la volonté de puissance et à la lutte des instincts ” [7] ne produisant plus que “ le contresens, la clé de l’histoire moderne ”. [8] Or, comme le remarque pertinemment R. Butler, selon lequel

l’aversion que Balzac ressent envers les conséquences égalitaristes de la Révolution s’exprime en termes du changement qui se produit à l’égard de la destinée des femmes ” [9],

et même si Lise Queffelec [10] préconise avec raison que “ Mademoiselle Cormon remplit [bien] le rôle traditionnel de la femme dans le roman [car] elle est l’enjeu du pouvoir ”, ce changement, pour les héroïnes de La Vieille Fille, condamne leur postérité et leur avenir. Car c’est bien par le biais des trois personnages féminins de La Vieille Fille, mademoiselle Cormon bien évidemment, mais aussi Suzanne et madame Granson, dans un contexte social promouvant l’égalitarisme mais aboutissant au néant de la stérilité, que Balzac mythifie le plus définitivement la réalité de son temps en en dénonçant la politique et ses effets pervers sur l’ordre social. C’est du moins ce que nous nous proposons de démontrer ici, en documentant l’évolution des destinées féminines, le présent article étant consacré au portrait de ces femmes doublement trahies, par les hommes et par les idées.

“ Vierge, épouse, ou veuve ” : ainsi s’égrènent, de tout temps, en Occident, les trois âges de la femme, réduisant son identité sociale à son identité sexuelle [11] et définissant son ancestrale mise sous tutelle masculine. Or, au sein de ces catégories (encore vivaces au temps de la Restauration et de la Monarchie de Juillet ainsi que chez l’auteur de La Vieille Fille), s’élabore dans le roman un schéma emprunté de la scène politique et appliqué à la sphère individuelle, dont les ressorts non seulement renforcent la sujétion de leurs victimes mais surtout modifient leur existence au point de l’anéantir, au moins dans leur postérité: la vierge demoiselle Cormon, bien qu’épouse, demeure fille tandis que la jeune Suzanne, d’ailleurs qualifiée de “chaste” dans le titre du premier chapitre, bien que vierge, se prétend grosse. Elle se fait ensuite appeler madame du Val-Noble et n’est pressentie au mariage qu’après une longue carrière de femme entretenue. Seule madame Granson répond à son statut de veuve, mais le suicide de son fils Athanase, son seul enfant, la prive du secours affectif et surtout financier qui lui assurerait un avenir. L’on assiste ainsi au brouillage délibéré des repères traditionnels des deux premiers âges, la virginité et la conjugalité, ceux liés à la pérennité. Or, ce brouillage, conclu par la mort d’Athanase, donc par la fin irrémédiable de tout espoir d’avenir, et opéré au sein de l’ordre ancestral assigné à la femme, contribue, en s’y appuyant, à l’objectif du roman : le dévoilement, par l’explicite, de la réalité annihilante qu’ont produit tant les idéaux révolutionnaires que le nouvel ordre social dont ils ont permis l’émergence.

En effet, dans le climat délétère qui caractérise la période de la Restauration et de la Monarchie de Juillet et dans lequel Balzac insère sa fiction, la société de cette époque étant déchirée par des conflits politiques meurtriers, la stérilité est partout présente ; en province comme ailleurs. Certes Mademoiselle Cormon, que “ la nature [avait] destinée à tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues de la maternité ” (87), “ dans sa céleste ignorance, désirait par-dessus tout des enfants ” (91). Mais sa fortune, à laquelle va tous ses soins, porte cette caractéristique stérile: essentiellement composée d’un patrimoine immobilier, elle est fondée non “ sur l’active rotation de l’argent ” mais sur “ un stérile entassement ” (168). La société d’Alençon, en particulier les habitués qui fréquentent son salon, compte principalement des fonctionnaires et des rentiers, dont les revenus certes contribuent à la survie du commerce et de l’artisanat d’Alençon, mais ne font pas d’eux des producteurs directs. Quant au chevalier de Valois, il vit chichement et au jour le jour d’une hypothétique rente et des gains certains du jeu. Enfin, si “ du Bousquier [industrialise] le Département ” en dotant la ville d’Alençon d’une filature (186), c’est qu’en “ faisant le bien public ”, il “ [prépare] sa vengeance contre les gens à châteaux ” (186), vengeance censée lui faire obtenir la mairie, puis la Députation, enfin une Recette Générale (84). Selon Pierre Barbéris, Balzac, dans La Vieille Fille, présente “ une humanité arrivée à la période des jouissances et de la consommation ” [12], pour laquelle la postérité ne constitue pas l’essentiel des pensées ni des conversations. L’infécondité, donc, règne dans la France de l’époque.

Or, ce climat, ne saurait être plus défavorable aux aspirations de mademoiselle Cormon, d’une Suzanne et encore moins d’une madame Granson. Mais venons-nous au portrait de ces trois figures féminines.

Destinée à un gentilhomme, ainsi que la tradition de sa famille le commande, Rose Cormon est contrée dans ses prétentions au mariage par les bouleversements de l’histoire. La crainte du tribunal révolutionnaire de 1789 à 1799, puis la politique militaire de Napoléon, enfin des exigences “ de propriétaire ” après qu’elle atteint “ la seconde jeunesse ”, la contraignent à retarder le choix d’un parti convenable à son statut, à ses désirs et à sa fortune. Toutefois, à l’âge de quarante ans, et au désespoir de se trouver toujours célibataire, elle se résigne à s’en remettre au hasard. Cette décision néfaste scelle son destin : dans la société post-révolutionnaire,

la véritable loi historique annoncée par Ballanche est une loi d’égalisation qui assure l’accès de masses sans cesse plus larges à la vérité et au droit, qui condamne à une suite de défaites les sacerdoces, les castes et les aristocraties. [13]

Mademoiselle Cormon, digne représentante de cette bourgeoisie “ [qui ressemblait tant à la noblesse] ” (74), proie convoitée de ceux qui, comme du Bousquier, tente de réaliser cette égalisation à leur profit, ne pouvait qu’en être victime. Cédant sa main au bourgeois qui s’empresse de se présenter le premier chez elle après une nouvelle et publique déconvenue, alors que l’aristocrate, le chevalier de Valois, habitué à atteindre “ son but par les lents mais infaillibles moyens de la diplomatie ” (50), manque sa chance en prenant trop de temps à sa toilette, elle abandonne son destin à la précipitation et au hasard, se convainquant qu’il s’agit de la volonté divine. La remarque “ Dieu le veut ” (158) sonne en effet comme un glas. Elle témoigne également de l’ironie amère de Balzac, la puissance divine n’ayant rien à voir avec l’âpre, la dévorante détermination d’un du Bousquier, qui épouse Rose Cormon par pur intérêt. La suite de l’intrigue confirme cette ironie : l’échec de La Vieille Fille à se prolonger reflète la défaite programmée de sa caste.

Autre et pourtant similaire s’avère le sort de Suzanne. Intelligente, belle et ambitieuse, la jeune femme, lingère chez la logeuse du chevalier de Valois, comprend très vite que, dans le nouvel ordre social, rester à Alençon ne satisfera pas ses attentes. Rien, en effet, ne la retient dans cette ville de province, même pas l’amour qu’elle porte au jeune Athanase Granson, aspirant poète et amoureux transi de mademoiselle Cormon, qui lui fait tout de même caresser le rêve de lui procurer les revenus dont il a besoin pour mener à bien l’éclosion de son talent ou, pour citer Balzac, “ de lui faire avec son beau corps un marchepied pour qu’il atteignît promptement à sa couronne ” (70). Aussi, grâce à un stratagème inspiré par le vieil aristocrate qui l’a en affection, rassemble-t-elle la somme d’argent qui lui permet de partir pour Paris et de s’y installer. Avant son départ, le vieux chevalier, nostalgique de l’époque où “ la grande dame aimait avec sa tête et avec ses sens, non avec son coeur ” [14], la prévient sur les changements du temps :

Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sont pas moins victimes que la noblesse de l’épouvantable désordre qui se prépare. Après les bouleversements politiques viennent les bouleversements dans les moeurs. Hélas, la femme n’existera bientôt plus…; elle perdra beaucoup en se lançant dans le sentiment; elle se tordra les nerfs, et n’aura plus ce bon petit plaisir de notre temps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l’on n’employait les vapeurs que… comme un moyen d’arriver à ses fins; elles en feront une maladie qui se terminera par des infusions de feuilles d’oranger…. Enfin le mariage deviendra quelque chose… de fort ennuyeux, et il était si gai de mon temps! (41)

Le vieux chevalier, amoureux des femmes et rompu aux idées formées pour l’abattre, ne se trompe dans aucune de ses conjectures. Les “ bouleversements politiques ” signifient aussi la moralisation des mœurs, désormais puritaines [15], qu’annonçait “ la gravité morale [d’une] présidente de Tourvel ” (Barbéris) et déjà amorcée par les éducateurs du XVIIIe siècle et des Lumières qui, soucieux de conserver un ascendant sur la gent féminine mais croyant en la pédagogie et en “ l’infinie malléabilité de la nature humaine ” [16], avaient entrepris de “ façonner un être social neuf ”. [17] Ces bouleversements impliquent également une refondation de la notion de mérite, ce dernier n’étant plus octroyé par la naissance. Destinée par sa beauté, son intelligence et sa prestance à être reconnue par les plus grands et peut-être à briguer les plus hauts honneurs, donc à accéder à un état social supérieur à son origine par le seul mérite de ses talents et de ses grâces, Suzanne devient, en conséquence de la défection de ceux qui l’auraient hissée à ces “hauteurs”, tout en “ [restant] dans les régions les plus élevées et les plus décentes de la galanterie ” (71), à défaut “ d’une femme comme il faut, […] une femme comme il en faut ” (199) ; la différence étant la donnée dont un Athanase a une conscience aiguë : la valeur mercantile qui définit désormais la valeur humaine. Le lecteur retrouve la jeune femme à la fin du roman, répondant au patronyme aussi prétentieux que fictif de madame du Val-Noble, emprunté, et l’on reconnaîtra ici encore l’ironie de Balzac, au nom de la rue qui abrite l’hôtel particulier de mademoiselle Cormon situé, rappelons-le, au coeur même d’Alençon, ce qui la place à la fois au coeur de la nouvelle donne sociale et du processus de subsistution qu’opère Balzac. Or, “ par une époque où, comme le disait monsieur de Valois, la Femme n’existait plus, elle fut seulement madame du Val-Noble; autrefois elle eût été la rivale des Rhodope, des Impéria, des Ninon ” (71). L’époque façonne donc également le destin de Suzanne : échouant à épouser l’homme qu’elle aime, en qui elle avait vu “ une lumière qui éclaire les ténèbres de l’avenir ” (67), astreinte aux amours entretenues, les rôles d’égéries n’ayant plus cours, inféconde, elle aussi, pour raisons professionnelles, la femme disparaît dans la courtisane enrichie et embourgeoisée. [18]

Nulle, cependant, n’incarne davantage les aspirations de l’époque et n’en ressent la défaite avec plus de chagrin et d’amertume que madame Granson. Celle-ci, “ veuve d’un lieutenant-colonel d’artillerie mort à Iéna ” (60) et mère d’Athanase, jeune homme de vingt-trois ans, dont “ l’éducation et l’entretien lui ont dévoré ses économies ” et qui assure désormais l’essentiel de ses revenus en tant qu’employé aux actes de l’Etat civil en attendant de produire la grande œuvre qui le rendra célèbre, fait siennes toutes les promesses d’ascension sociale de son époque en les appliquant à l’avenir de son fils, qu’elle a persuadé de son talent et qu’elle a éduqué dans le culte de la volonté, tout entière tendue vers la réussite, fondée uniquement sur le mérite. Pur produit de l’éducation impériale, le jeune homme croit en effet “ aux idées, aux principes, aux sentiments ” et “ manifeste un «sérieux» constant ”. [19] Toutefois, “ marqué du triple signe de l’intelligence, de la pauvreté et de la souffrance morale ” [20], il pressent également que “ le pouvoir n’est plus fondé sur l’union légitime du Peuple et de la Loi, mais sur la force du fait et la puissance de l’argent ” [21] tant il est conscient “ du mépris que le monde déverse sur la pauvreté ” (62), mépris qui le “ tue ”. Aussi paradoxale qu’elle puisse paraître dans un monde où cohabitent le pouvoir de l’argent et la volonté de régir la vie par un idéal, son ambition, le résultat direct des “ idées populacières sur la chimérique égalité de 1793 ” [22], ces idées égalitaristes donnant “ des aspirations de dilettanti ”, comme l’analyse Richepin, “ à des gens qui doivent gagner leur vie coûte que coûte ” [23], reste néanmoins intacte. Cette contradiction radicale, en ridiculisant ses prétentions, précipite la perte d’Athanase, victime consentante et trompée d’une machination politique bien supérieure à sa compréhension. En effet, “ le désir du bonheur matériel ”, “ l’envie du bien-être nécessaire aux hommes qui vivent par la pensée ” (63) lui font concevoir l’avantage d’une union avec mademoiselle Cormon dont, par manque d’expérience de la vie, il tombe naïvement amoureux. L’annonce du mariage de La Vieille Fille avec du Bousquier, qu’il doit lui-même inscrire aux Actes, le plonge dans un désespoir profond que sa mère, pourtant attentive mais aveuglée par la confiance et les sacrifices consentis, ne soupçonne pas. En sombrant dans le chagrin et la misère comme son fils sombre dans la Sarthe, madame Granson fait le deuil d’un enfant, certes, mais aussi de sa postérité et des promesses de gloire et de bonheur qu’elle contenait. L’époque, en détruisant son fils, la trahit doublement : dans sa chair et, après tant de travail et d’efforts, dans ses rêves de bien-être matériel et de réussite sociale. Son échec à assurer sa pérennité ne renvoie qu’à ses illusions et à sa foi naïve en un avenir meilleur.

On le voit, à l’évocation de portraits, s’ajoute dans le récit une politique du mariage. Si à la personnalité de du Bousquier correspond le présent, et si le comportement du chevalier de Valois reflète les mœurs du passé, le seul homme qui eût pu bâtir l’avenir de ces trois femmes est bien Athanase. Un mariage avec mademoiselle Cormon eût été salutaire à tous :

La politique dans La Vieille Fille ”, analyse Georges Laffly, ” c’est celle de la Jeune-France, qui rêve d’un mariage entre l’Ordre et l’Aventure. Le mariage avec Valois, c’est la tradition encore féconde (Balzac ne cesse de le répéter), mais vieillie, marquée par les grâces et les pourritures du XVIIIe siècle. Le mariage avec du Bousquier, c’est l’échec, le fiasco. Le mariage avec Granson, ce serait l’aventure réussie, l’union des forces anciennes et des nouvelles, certainement un regain étonnant. [24]

Il ne se fera pas, “ mademoiselle Cormon [n’étant] pas lettrée, [n’ayant] pas lu Arioste et [aucun professeur d’anthropologie n’enseignant] dans le département de l’Orne ” (198). Les préjugés, le manque d’imagination et la bêtise (Laffly) ont raison de ses aspirations à un avenir fécond. Quant à l’union de Suzanne et d’Athanase, elle aurait peut-être “ comme disent les provinciaux, marié la faim et la soif ” (64) ; elle aurait néanmoins comblé la jeune femme et assuré la quiétude de madame Granson. Ce mariage ne se fera pas non plus, tant il contredit les ambitions de progrès social chères à l’époque.

Ainsi, au-delà du symbole évident que constituent l’impuissance de du Bousquier, se mariant pour “arriver” et non pour se prolonger, et l’infécondité de son union avec mademoiselle Cormon, qui renvoie, selon Balzac, à la France s’engageant dans “ le contresens ”, la destinée individuelle des trois personnages féminins du roman s’avère défavorablement affectée par les idées qui façonnent leur époque. En fait, ils en sont la victime puisque, à l’origine, ces idées ne sont pas conçues pour l’usage des femmes et que leur application ne les concerne pas, ou, si l’on considère l’histoire, pendant si peu de temps. [25] L’ordre ancestral dotant la femme d’une identité sociale calquée sur son identité sexuelle, se trouve ici à la fois confirmé et perverti. Si les catégories d’origine demeurent en grande partie intactes, les identités, elles, se fissurent et se perdent dans les bouleversements des moeurs suivant les bouleversements politiques ainsi que le déclare bien à propos le chevalier de Valois. Tout se passe en effet comme si Balzac optait, pour dépeindre la destinée de ces femmes, pour la même stratégie que le libéral du Bousquier emploie pour atteindre la classe aristocratique qu’il est déterminé à ruiner, et qu’il ruine dans le but de s’y substituer: la subversion de l’intérieur par la lente, la patiente sape des pouvoirs en place. Inversion et contraste, introduits au sein de la symétrie et de la logique du récit, font donc du roman un exercice de structure.

En effet, ce processus de renversement et de substitution, l’égalitarisme en marche assurément, s’applique à tout et à tous : ainsi madame du Bousquier et Suzanne, faces opposées d’une dynamique inversée, se font, à l’instar du libéral du Bousquier et du chevalier de Valois, “ deux débris ” marqués par leur passé respectif et contradictoire, réciproquement valoir, la première étant à la fois épouse et vierge, la seconde n’étant ni vierge ni épouse tandis que madame Granson perd son fils, ses premiers âges lui étant ainsi «dérobés» ; ainsi du Bousquier, se mariant dans l’unique but de satisfaire son désir de vengeance et ses ambitions sociales, fait de la femme, ici Rose Cormon, l’instrument de son ascension sociale, comme l’homme est l’instrument de l’ascension sociale d’une Suzanne devenue sur le tard madame du Val-Noble, dont le patronyme la promeut à son tour au sommet du dispositif social, de par sa consonance nobiliaire, sa localisation urbaine et son association avec madame du Bousquier, dont elle semble avoir symboliquement pris la place. À l’image de la transmutation qu’opère du Bousquier à l’ordre social, posant en bienfaiteur de la province d’Alençon, procurant au peuple ce que la noblesse lui avait refusé, se substituant à son autorité, en bref, “ s’inscrivant dans tous les intérêts et au coeur de la masse ”, Balzac, dans son évocation de la femme, fait imploser le carcan ancestral dans lequel on l’avait traditionnellement enfermée: ni vraiment épouse ni vraiment vierge selon les apparences, les trois femmes sont néanmoins toujours veuves, non d’un mari mais d’un avenir et l’“ individualisme incontrôlé ” ainsi nommé par Marlene LeGates [26], à savoir une autonomie nouvelle, dont l’idéologie progressiste révolutionnaire avait pu autoriser l’espérance, échoue à se concrétiser. Il suffit de rappeler l’évocation de mademoiselle Cormon, femme indépendante, riche et respectée, figure exemplaire de la vertu par sa chasteté et sa prudence avant son mariage, qui, surmontant la révulsion que lui inspire les idées de son mari, manifeste bientôt “ une soumission d’esclave et regarde comme une oeuvre méritoire d’accepter l’abaissement dans lequel la [met] son mari ” (196). Quant à l’ironie appliquée à Suzanne par le cinglant jeu de mots qui oppose la “ femme comme il faut ” à la “femme comme il en faut ”, assujettissant la belle grisette non seulement à la loi mercantile mais aussi à la morale bourgeoise, elle dénonce de façon définitive les effets pervers du renversement des valeurs. Comme l’aristocratie, la femme, arraisonnée à la morale chrétienne d’abord, à celle de la Révolution ensuite, devient peut-être elle aussi une abstraction, à l’image des grandes idées révolutionnaires, abstractions grandiloquentes utilisées pour façonner un nouvel ordre politique et social. Est-ce un hasard si Balzac écrit avec une majuscule le mot “Femme” (71) en répétant les propos du chevalier de Valois qui, lui, déplore, en minuscules, que “la femme n’existera bientôt plus ” (41) ? Ultime substitution, la Femme aurait remplacé la femme, comme les abstractions et les symboles remplacent les êtres de chair et de sang. Il reste que, en proposant une intrigue où il transmue les valeurs des catégories sexuelles ancestrales en les manipulant, Balzac vitupère et rejette cet idéal révolutionnaire qui se targue non seulement de transformer une société mais surtout d’en fondre les repères identitaires dans l’uniformité démocratique. L’infécondité de tous les protagonistes de ce roman dénonce, nous le disions précédemment, la stérilité de cette entreprise, et donc son ineptie. Sous la plume acérée du «légitimiste» [27], les «types» aux identités bouleversées par la tourmente révolutionnaire font le portrait d’une nation renonçant à se doter d’un avenir: la France de la Monarchie de Juillet.

Notes

[1] Préface, Robert Kopp, La Vieille Fille, Gallimard, 1978, 10. Les références de page données tout au long de cet article sont issues de cette édition. Regresar

[2] Ibid, 10. Regresar

[3] Lettre à madame Hanska du 10 février 1837, ibid, 10. Regresar

[4] Ibid, 16. Regresar

[5] Ibid, 10. Regresar

[6] La Monarchie de Juillet, de juillet 1830 à 1848, marque la fin de la royauté en France (1848) et consacre les valeurs bourgeoises. Regresar

[7] Lise Queffélec, La Vieille Fille ou la science des mythes, 173. Regresar

[8] Ibid. Regresar

[9] Restoration perspectives in Balzac’s La Vieille Fille, Journal of the Modern Languages Association, editor E.M. Batley, vol. LVII, no 3, Sept.1976, 126-131, 129. “The aversion which Balzac feels for the egalitarian effects of the Revolution is expressed in terms of the change that has been brought about in the fortunes of women”. Nous traduisons. Regresar

[10] La Vieille Fille ou la science des mythes en roman-feuilleton, L’Année balzacienne, 1988, 163-177. Regresar

[11] Sur ce point, voir Histoire des Femmes en Occident (III. XVIe-XVIIIe siècle), Georges Duby, Michelle Perrot, Perrin, 350. Regresar

[12] Le monde de Balzac, Arthaud, 1973, 226. Regresar

[13] Bénichou, Le Temps des prophètes, Paris, 1977, 79. Regresar

[14] Barbéris, 306. Regresar

[15] Il semble impossible, dans ce domaine, de ne pas rappeler les peintres, de Bruegel à Watteau, représentant un homme “ pas encore châtré par le puritanisme et le rationalisme. Idem pour la femme, mutatis mutandis, qui s’en donne à cœur joie ”. (Tableaux choisis, Marc Hanrez, Magazine littéraire, no 292, octobre 1991, 56). Regresar

[16] Sur ce point, voir Jamees Leith, “ The Hope for Moral Regerneration in French Educational Thought 1750-1789”, in Paul Fritz and David Willliams, eds., City and Society in the Eighteenth Century (Toronto, 1973), 217, cité in Marlene LeGates, The Cult of Womanhood in Eighteen-Century Thought, Eightenth-century Studies, vol. 10, No. 1 (Autumn, 1976), 21-39, 33. Regresar

[17] Histoire des femmes en Occident, op.cit., 138. Regresar

[18] Dans Béatrix, Suzanne du Val-Noble ‘se range’ en épousant Théodore Gaillard, en 1838. Regresar

[19] Barbéris, 300, 119. Regresar

[20] La Vieille Fille de Balzac, Albert Béguin, 4. Regresar

[21] La Vieille Fille ou la science des mythes, 171. Regresar

[22] Barbéris, 386. Regresar

[23] Richepin, Les Étapes d’un réfractaire ; Jules Vallès (Paris : Champ Vallon, 1993). Regresar

[24] La Politique dans La Vieille Fille, Ecrits, 66-75, 73. Regresar

[25] Rappelons que la société post-révolutionnaire s’empressa de tempérer et d’abolir tout élan égalitaire envers les femmes. En effet, les avancées révolutionnaires envers les droits des femmes, comme l’instauration du divorce du 20 septembre 1792, l’admission des femmes aux armées tolérée jusqu’au 30 avril 1793, et le droit des filles à l’instruction, furent toutes remises en question par la société napoléonienne qui rétablit la situation telle qu’elle était avant la Révolution, et la fit entériner par le Code civil. Sur la question, voir Les droits de la femmes des origines à nos jours, Ney Bensadon, PUF, 1980, 38. Regresar

[26]Op.cité, Eightenth-century Studies, vol. 10, No. 1, autumne 1976, 21-39, 30. Regresar

[27] Engels, Lettre à Margaret Harkness, in M. Solomon, Marxism and Art, 68, cité dans W. Jay Reedy, Art for Society’s Sake: Louis de Bonald’s Sociology of Aesthetics and the Theocratic Ideology, Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 130, No. 1 (March, 1986), 101-129. Regresar

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