La représentation de la révolution haïtienne en tant que conflit civil : La danse sur le volcan de Marie Vieux-Chauvet

Marie Vieux-Chauvet, parmi les toutes premières femmes écrivains haïtiennes, publie en 1957 un roman de 370 pages consacré à la révolte des esclaves de Saint-Domingue. La danse sur le volcan est un des rares, voire le seul roman sur les événements survenus entre 1789 et 1804 écrit au 20e siècle en Haïti [1] . Il sort l’année même de la prise du pouvoir par François Duvalier, qui démantèle la "mulâtocratie" et s’appuie sur la classe moyenne et les couches sociales inférieures noires pour établir une dictature sous laquelle la corruption et la répression des institutions civiles, de toute opposition et du champ intellectuel atteint des sommets, par le biais notamment des Tonton Macoutes. De nombreux intellectuels influents – dont Roger Dorsinville, Jacques-Stéphen Alexis, René Depestre et la romancière elle-même – émigrent, pour des raisons économiques et politiques, vers les Etats-Unis, le Canada, et la France.

Marie-Vieux Chauvet, fille d’un politicien haïtien née en 1916 à Port-au-Prince, auteur de plusieurs pièces de théâtre et de romans, analyse ses propres origines, l’élite « mulâtre » traditionnelle, et investit ses idéaux d’égalité et de justice dans la matière historique. Elle s’inscrit ainsi dans la filiation d’autres intellectuels « mulâtres » qui cherchent à effacer les barrières ethniques entre population noire et population non-blanche [2] . Au début des années 60 l’élite littéraire se réunit dans le salon de Chauvet, mais en raison de la dictature elle est contrainte d'y mettre fin. Le texte le plus connu de cette écrivain redécouverte depuis peu, Amour, colère et folie (1968), est une satire féroce de la dictature duvaliériste. Lorsqu’en 1968 sa publication est empêchée par la famille de Vieux-Chauvet, elle part en exil à New York, où elle meurt en 1973.

La danse sur le volcan situe l'action au sein des événements avant et pendant l’insurrection des hommes de couleurs entre 1788 et 1793, autrement dit au début de la première révolution d'esclaves couronnée de succès sur le sol américain. Roman d’apprentissage, il raconte l’émancipation d’une jeune femme de couleur libre, dont l’histoire est conditionnée par les événements historiques qu’elle reflète à son tour.

1. Le conflit historique

Parallèlement aux changements radicaux qui se produisent en France en 1789, commence dans la plus riche des colonies françaises un processus de transformation complexe dont surgit en 1804 la première république d'esclaves libérés. Il s'y conjuguent des intérêts multiples: les aspirations autonomistes, anticoloniales, des grands blancs (quelque 20.000 planteurs), la lutte des hommes de couleur (30.000 env.) pour l'égalité de droits avec les blancs et surtout pour la participation politique, la lutte des petits blancs (30.000 artisans, boutiquiers et personnes en situation précaire) pour l'égalité sociale, la lutte des noirs affranchis et, enfin, la lutte des esclaves noirs et non-blancs (500.000 env., 90% de la population) pour l'abolition, laquelle entraînait des transformations radicales. Les conflits entre ces groupes se manifestent à travers la terreur, des pogroms, diverses révoltes isolées, la guérilla et des confrontations militaires d'envergure. Les événements entre 1790 et 1793 font partie d'une guerre d'indépendance, mais aussi des guerres opposant la France au Royaume-Uni et à l'Espagne dont les enjeux sont le contrôle des colonies et l'abolition de l'esclavage, et qui débouchent finalement sur une guerre civile. Le terme est déjà utilisé par les témoins de l'époque, mais jusqu'au 20e siècle on entend parler de "Vendée coloniale"[3] , en allusion à la résistance de la population royaliste catholique française contre les troupes révolutionnaires entre 1793 et 1796. Du point de vue de la république haïtienne et de l'historiographie actuelle, le terme usuel est "révolution".

A la suite de la Révolution française la nation se définit en tant que société, régie par une seule loi et représentée par une assemblée constituante. Ce concept moderne de nation, qui sert de base pour l'analyse de la guerre civile définie comme conflit militaire au sein d'une telle communauté, n'était donc qu'à l'état naissant à l'époque de la Révolution haïtienne. C'est dans le berceau de la guerre civile que naît la nouvelle nation. Les groupes sociaux participant à sa création font partie d’une société coloniale qui définit leurs relations avant tout en fonction d’une hiérarchie établie selon l’appartenance à telle race et à tel état [4] .

La nation qu'invoquent les acteurs et protagonistes des événements racontés par le texte de Marie Vieux-Chauvet – grands blancs, hommes de couleur, affranchis, petits blancs et esclaves – est donc de prime abord la française, la métropole de l'empire colonial, à son tour en train de changer. Les conflits armés et les révoltes cherchent d'abord à y jouer un rôle, ou bien à exclure certains groupes de toute participation. Tandis que la métropole modifie les règles pour la participation au pouvoir, faisant entrer les gens de couleur selon les idéaux de liberté, égalité, fraternité et débattant avec ardeur sur l'abolition de l'esclavage, les groupes dominants de la société coloniale sont totalement hostiles à de tels projets [5] . Les différentes lois (voir le code noir et la déclaration des droits de l'homme) sont néanmoins ignorées par l'assemblée coloniale, qui siège du mois d'avril au mois d'août 1790 à Saint-Marc, à Saint-Domingue. Indépendamment de la France révolutionnaire, les aspirations autonomistes des élites tendent précisément à figer la société hiérarchisée selon les critères de classe (état) et de race, excluant les gens de couleur, les affranchis et les esclaves de la citoyenneté et de toute participation politique. Cette attitude provoque la colère des gens de couleur, en particulier des planteurs de couleurs, qui se réclament des revendications révolutionnaires. Le roman de Vieux-Chauvet raconte la genèse et le déroulement de la révolte d'un petit groupe qui éclate à ce moment précis des événements.

Les différents groupes coloniaux se définissent à des degrés divers par leurs liens avec la nation française, légitimant par cette référence leur action face au conflit d'intérêts croisés entre la Mère Patrie et la colonie. Les groupes concurrents et, à l'occasion, coopérants négocient leurs droits de citoyens et intérêts respectifs tant au sein qu'à l'extérieur du cadre de la nation française. Le texte de Vieux-Chauvet développe, d'une part, l'utopie d'un foyer révolutionnaire solidaire au-delà des barrières de race et de genre, et manifeste, de l'autre, ses limites dues aux ambivalences inhérentes à la position historique des hommes et femmes de couleur. Ici les différents groupes sociaux négocient le statut du citoyen, surtout celui de la future république haïtienne sur le territoire de l'ancienne colonie. Ceci est d'autant plus nécessaire qu'il s'avère de réformer le sujet colonial tel qu'il s'est constitué selon le modèle français.

Ce n'est qu'à partir de 1797, sous le gouvernement du général Toussaint-Louverture, que l'historiographie évoque l'existence d'une volonté affirmée d'indépendance. Après la réintroduction de l'esclavage par Napoléon les esclaves choisissent l'insurrection et chassent l'armée française envoyée pour empêcher l'indépendance de Saint-Domingue.

2. La représentation d’une révolution inouïe et inconcevable

Or comment écrire sur une révolution qui semble inimaginable, ambivalente et violente et dont la majorité des acteurs n’a pas laissé de traces écrites ? Certes le débat sur l’abolition de l’esclavage mené en France depuis le Siècle des lumières est ample, certaines forces sociales comme les amis des noirs la soutiennent. Mais les réactions dans le contexte de la révolution haïtienne et ses représentations montrent à quel point était intolérable l’idée que les esclaves soient capables de mener à son terme une révolution et de devenir des sujets citoyens. L’historiographie des dernières dix années a choisi précisément cet angle de vue en l’étayant par des témoignages (voir Geggus, 1982 et 2001). Depuis Les fiançailles de Saint-Domingue, de 1811, nouvelle de Heinrich Kleist jusqu’à Monsieur Toussaint, de Edouard Glissant (1971) et La mission de Heiner Müller (1979) confirment la portée historique - transrégionale, voire transatlantique - et l’impact de longue durée qu’a eu l’événement. Dans son bilan des approches littéraires caribéennes et latino-américaines, Hans-Jürgen Lüsebrink (1994) établit trois tendances de fictionnalisation de la révolution haïtienne : 1. la diabolisation, venant surtout de la part des planteurs émigrés ; 2. la légitimation, présente dans les textes identitaires de la littérature haïtienne ; et 3. une vue dialectique, syncrétique, dans la réécriture postcoloniale.

L’image de la révolution était marquée d’emblée par une violence au-delà de l’ordinaire, sanguinaire et destructrice, surtout du côté des esclaves rebelles. Elle est conforme à la perspective des fonctionnaires français et créoles, des militaires, des voyageurs et des planteurs créoles. Dans leurs textes ils cherchent des explications pour la perte des colonies, la défaite de l’armée napoléonienne en 1804 et pour cet événement inconcevable qui modifie les rapports en faveur d’un groupe social qui n’avait jamais été pensé en termes de citoyenneté. Ces rapports et témoignages par des acteurs militaires et politiques, récits de voyages et romans, écrits dès la fin du 18e siècle jusqu’aux années 80 du 19e siècle font partie du débat sur la réforme politique en France et l’abolition de l’esclavage (1848). Ils conservent une image qui ne tient pas compte du point de vue des hommes de couleur et des esclaves qui se sont libérés eux-mêmes. Ils représentent cependant des sources pour quelques classiques du romantisme européen tels Bug Jargal de Victor Hugo (1819/1826) ou bien Toussaint Louverture de Lamartine (1850), textes qui marqueront la réception de l’événement jusqu’au début du 20e siècle.

L'historiographie haïtienne, comme divers textes littéraires – dont la plupart des pièces de théâtre – écrits après 1804, dans les premières décennies de la jeune république, sont essentiellement hagiographiques et vantent soit les mérites des leaders « mulâtres » comme André Rigaud ou Alexandre Pétion, soit ceux des dirigeants noirs comme Toussaint Louverture ou Jean-Jacques Dessalines. [6] Il faudra attendre The Black Jacobines de C.L.R. James (le texte historique de 1938) pour que l'historiographie change radicalement de perspective et développe une version plus complexe. Les textes littéraires d'auteurs caribéens – la version théâtrale de The Black Jacobines qu'écrit James 1938, El reino de este mundo d'Alejo Carpentier (1949), Henri Christoph par Derek Walcott (également 1949), La tragédie du Roi Christophe par Aimée Césaire (1963) et Monsieur Toussaint par Edouard Glissant (1971) – la revisitent d'un point de vue caribéen; ils subvertissent les représentations unilatérales fixées sur la violence aveugle et quelques personnages historiques en plaçant les événements révolutionnaires dans le contexte de la lutte pour la décolonisation tout en insistant sur l'imaginaire de la société noire des Caraïbes. Ils conçoivent la révolution en tant qu'expérience postcoloniale, espace qui se livre par bribes seulement. Ils se focalisent sur le sujet noir pour lui attribuer des rôles davantage différenciés. Leur réécriture se concentre sur l'ambivalence des caractères historiques, une pluralité de voix, car dans le cas de la révolution haïtienne il s'agit d'une "région que même la fiction ne saurait déchiffrer que par fragments… où les conflits fondamentaux du présent postcolonial, constantes relevant de l'anthropologie culturelle, sont vécus déjà à l’époque coloniale, où ils semblent préfigurer les constellations politiques essentielles d'aujourd'hui : ainsi l'hypothèque de la mise en scène coloniale du pouvoir […], le fossé qui sépare la communication et la culture orale de l'écrite […], la lutte machiavélique pour le pouvoir “ (Lüsebrink, 1994, p. 156, passage traduit par l’auteur).

3. La mise en scène d'une utopie révolutionnaire

La danse sur le volcan s'insère dans ce processus de réévaluation à partir de la perspective haïtienne. Dans une des rares études de l'œuvre de Marie Vieux-Chauvet, Madeleine Gardiner le situe comme „un des rares essais entrepris chez nous dans ce genre: le roman historique“ (Gardiner, 1981, p. 60). [7] La Danse sur le volcan raconte un épisode plutôt marginal pour l'issue de la révolution. Le récit commence par la révolte des gens de couleur, mais sa spécificité consiste à choisir surtout des personnages féminins pour mettre en lumière la société coloniale: ce sont ces femmes qui observent, qui commentent les événements et en deviennent les acteurs.

L'analyse discute la femme de couleur en tant que synecdoque de la position de l’entre-deux – intermédiaire – des gens de couleur, notamment par rapport à leur rôle dans la narration de la révolution. Dans ce contexte je poserai la question de savoir dans quelle mesure ce récit des transformations radicales d'une société raconte en même temps la fondation de la nation. Et enfin, je discuterai le rôle qu'y occupe la mise en parallèle des espaces du théâtre et de la société coloniale, à savoir le rôle du théâtre en tant qu'hétérotopie de la société coloniale et de sa transformation voire sa destruction. Car en dernière instance la négociation des conflits d'intérêts se présente comme une mise en scène qui caractérise les différents groupes par des formes spécifiques de violence, tout en les opposant en tant que citoyens d'une même société nationale. En guise de conclusion ou plutôt d’ouverture vers une question que je ne pourrai traiter faute d'espace, j'évoquerai le rapport entre les deux référents historiques du roman: d'un côté l'insurrection des gens de couleur à la fin du XVIIIe siècle et de l'autre, les débuts de la dictature de Duvalier dans les années cinquante du XXe siècle.

La protagoniste Minette, une femme de couleur libre née dans le quartier des commerçants à Port-au-Prince, réussit son ascension sociale, accompagnée de sa sœur Lise (son alter ego), en faisant carrière comme chanteuse célèbre au théâtre de la capitale. Son talent exceptionnel – surtout sa voix extraordinaire – leur ouvre des espaces dans la société coloniale habituellement fermés aux enfants d'une esclave libérée. Dans une situation intermédiaire, au sens du Inbetween d'Homi Bhabha (Bhabha, 1990 et 1994), elles participent du monde des blancs et riches, encore que d'une façon restreinte, tout en appartenant, de par leurs origines et leur socialisation, au milieu des affranchis. Minette croise les représentants de toutes les couches sociales. Chaque fois une voix auctoriale, adoptant la plupart du temps la perspective de Minette, commente sa façon d'affronter les "préjugés raciaux" de la société urbaine de Port-au-Prince – le théâtre en tant qu'espace du plaisir, le quartier populaire des affranchis – et du monde opulent des plantations. Les esclaves noirs apparaissent dans ce roman comme une masse sans visage, sans cesse bafouée, mais dans leur groupe aussi, on distingue des représentants individualisés, cultivés, tels les domestiques Simon (La Danse p. 170, p. 194) et Ninine (p. 190), mais aussi Zoé et Jean-Pierre Lambert, esclaves marrons. Minette rencontre les leaders de la révolte des hommes de couleur de 1791 (Vincent Ogé et de Chavannes), militaires de carrière issus, eux aussi, du quartier des commerçants et artisans. Ce noyau d'une société non-blanche en train de se former dans la capitale de la colonie est extrêmement hétérogène. Il comporte des esclaves affranchis venus de la Guadeloupe et de la Martinique, mais aussi des propriétaires d'esclaves non-blancs, adeptes de l'Illustration tel Jean-Baptiste Lapointe, l'amant de Minette. Lapointe, inspiré d'un personnage historique comme Ogé et de Chavannes, permet de tracer les limites de l'utopie romanesque qui déborde les frontières de classe et de race. L'amour entre Minette et Lapointe finit par échouer à cause de leurs divergences concernant la position des femmes et des couches sociales, mais surtout par rapport aux moyens de la lutte pour l'égalité du groupe des non-blancs.

C'est par le biais de Minette que le lecteur accède aux espaces publics importants ici: d'un côté le théâtre et de l'autre, le monde des gens de couleur et des affranchis. La prise de conscience se joue dans les deux espaces, le conflit y est mis en scène et vécu.

3.1. La position de la femme de couleur : entre visibilité et précarité

D'emblée le conflit oppose des acteurs occupant des positions marquées par leur classe sociale et leur race:

Entre les femmes de Saint-Domingue, la rivalité avait soulevé une lutte à mort qui régnait d'ailleurs à cette époque au sein de toute chose; rivalité entre colons blancs et ‘petits blancs’, entre officiers et le Gouvernement, entre les nouveaux riches sans noms ni titres et ceux de la grande noblesse de France; rivalité encore entre les planteurs blancs et les planteurs affranchis, entre les esclaves domestiques et les esclaves cultivateurs. Cet état de choses ajouté au mécontentement des affranchis et à la muette protestation des nègres d'Afrique traités comme des bêtes, créait une tension perpétuelle qui alourdissait étrangement l'atmosphère. (La Danse, p. 2)

Le texte met en scène la rivalité de groupes sociaux comme une "lutte à mort". Elle choisit comme point de départ la rivalité entre femmes, représentant la situation exceptionnelle de l'ensemble de la société. Leur position difficile est le résultat d'un effort de donner aux femmes une place en tant qu'acteurs de la vie sociale, filtrant les événements révolutionnaires à travers elles. Car auparavant elles ne jouaient aucun rôle dans les représentations littéraires ou historiographiques. Seule la figure sexualisée de l'amante et de la séductrice dissolue permettait à la femme de couleur d'occuper une place bien délimitée, bien que stéréotypée. En optant pour le personnage exposé de la femme de couleur Marie Vieux-Chauvet choisit non seulement sa fonction emblématique, mais doit composer avec ces moments stéréotypés charriés par une longue tradition de discours sur les colonies constituée avant la révolution. C'est à ces continuités cachées et probablement guère visées que renvoie le rôle de la femme de couleur dans un intertexte clé que l'auteur introduit dans une note et dans l'épigraphe du roman: dans les deux cas elle se réfère à Le Théâtre à Saint Domingue, de 1955, où Jean Fouchard reconstruit la vie théâtrale à l’époque coloniale. Ce traité fournit le sujet et les protagonistes du roman. [8] Une citation reprend directement le ton paternaliste de Fouchard:

[Voici l’histoire de] deux petites filles comblées de dons. En souriant, elles se frayèrent un chemin parmi les barbelés dressés contre leur race, bousculant les préjugés coloniaux, la jalousie et les haines, pour monter ensemble vers la Gloire, portées par le frémissement des foules enthousiastes... (La Danse, épigraphe)

Dans la représentation qu'en fait l'historien haïtien le destin des deux filles s'avère extraordinaire en ce qu'elles s'opposent aux préjugés coloniaux. En même temps, elles représentent le groupe des gens de couleur, dont elles incarnent la révolte et dont le destin semble préfigurer le changement de statut social.

Fouchard souligne avec bienveillance le succès de Minette et de Lise, mais s'il l'attribue à la voix magnifique des deux femmes de couleurs, elles le doivent aussi, au moins partiellement, à leur séduction. L'image stéréotypée des "poupées brunes", "séduisantes" (Fouchard, 1955, p. 303, p. 310), rappelant celle de la séductrice immorale de l'époque coloniale, se maintient implicitement. Fouchard s'appuie sur Moreau de Saint-Méry, déjà mentionné, fonctionnaire colonial qui établit vers la fin des années 1780 une nomenclature raciale sophistiquée censée servir la restructuration de la société coloniale. [9] Dans sa Description de la Partie Française de l'île de Saint Domingue (Moreau de Saint-Méry) les personnes d'origines mixtes d'Afrique et d'Europe apparaissent comme des "hybrides instables, dégénérées physiquement et moralement“. Tandis que l'homme de couleur serait féminisé, la femme de couleur séductrice devient chez lui l'archétype de la décadence qui met en péril la morale et la stabilité politique, cause de la corruption coloniale (voir aussi Garrigus, 1997, pp. 3). [10]

Le texte de Marie Vieux-Chauvet modifie la place des femmes de couleur et tente de libérer ses protagonistes de l'image réductrice d'objets sexuels. Ainsi la belle coquette, apolitique, devient à travers le personnage de Minette une femme moralement responsable réfléchissant en termes politiques et qui place son art dans la perspective du changement social. Néanmoins, le stéréotype reste présent dans la mesure où la sœur de Minette, en guise de contrepoint, continue de l'incarner. Elle est superficielle et belle, pense à ses avantages financiers et, surtout, n'a aucune ambition artistique. Certes l'auteur met à profit la séduction de la voix en tant que telle, mais celle-ci est sublimée par la morale révolutionnaire de Minette au service de la cause.

Fouchard construit des rapports entre les données biographiques des actrices et le massacre des gens de couleur du mois de novembre 1791 (réponse que donnent les colons à leur rébellion), à la suite duquel les traces des personnages historiques se perdent. Son récit termine sur le ton du conte populaire:

Il y avait une fois, deux fillettes de couleur qui partirent à la conquête de Saint-Domingue. On les vit portées par le frémissement des foules enthousiastes, avec comme un défi la grâce de leur sourire et la chanson de leur voix.
Le reste, l'Histoire ne l'a pas dit.
Saura-t-on, un jour, la fin de ce beau conte de fées?
Depuis longtemps, la Nuit est tombée, comme le rideau après les derniers rappels, sur le secret des deux petites filles brunes de la rue Traversière… (Fouchard, 1955, p. 344)

L'ascension des deux femmes au sein des espaces publics auparavant ségrégés et leur disparition des pages de l'histoire est une allégorie du destin des gens de couleur de l’époque, puisque ceux-ci n'avaient accès qu'à certains espaces publics et ne portaient, à peu d'exceptions près, que des prénoms, pas de noms de famille. En même temps, à partir de ce récit allégorique de leur disparition, Fouchard les replace dans l'Histoire. Cette lecture de la femme de couleur en tant qu'emblème des groupes sociaux exclus retrace, et révise, l'histoire haïtienne au nom de ces groupes.

Dans La Danse cette histoire révisée est transformée en récit national. L'histoire d'amour, au cœur de l'intrigue, suit le modèle de la « national romance », tel que Doris Sommer l’a analysé dans les romans latino-américains du 19e siècle en tant que récits fondateurs de la nation. Dans ces textes les protagonistes, surtout les amants, représentent différentes régions ou différents groupes ethniques, politiques et économiques qu'il s'agit d'unir au sein des nouvelles sociétés nationales. [11] Bien que La Danse ait été écrit au milieu du 20e siècle, le roman est une tentative d'unir les différents secteurs de la société haïtienne en hissant le destin individuel de Minette, son amour pour Jean-Baptiste Lapointe propriétaire d'esclaves et héros révolutionnaire anarchiste, au niveau d'allégorie sociale. Les multiples ruptures et l'union repoussée des amants reproduisent cette structure: la passion de Minette pour cet homme, charmant et charismatique, est mise à l'épreuve de ses principes abolitionnistes et de son amour pour le théâtre; elle l'abandonne tantôt écoeurée par le mauvais traitement qu'il inflige à ses esclaves, tantôt pour ne pas compromettre sa carrière artistique. „Si tu m'aimais assez pour tout quitter, je t'offrirais le mariage…“ dit-il, à quoi elle répond: „ma carrière fait aussi partie de ma vie. […] Chacun de nous tient à ce qu'il possède.“ (La Danse, p. 223) En même temps que l'allégorie de deux projets vitaux irréconciliables, l'auteur consigne, dans les années 40 et 50 du 20e siècle, les exigences de l’égalité des sexes incluant la participation des femmes à la construction nationale. Tant au niveau individuel qu'au niveau social c'est l'attitude à l'égard de l'esclavage qui décide de l'issue des projets: Lapointe y reste attaché, Minette est porteuse des idéaux révolutionnaires. Les ailes politiques, économiques et sociales du groupe des gens de couleur, représentées par les amants, semblent irréconciliables, bien que la lutte contre les colons les unisse au départ.

3.2. Le théâtre en tant qu'hétérotopie: la société coloniale devant et sur la scène

Le roman met en parallèle l'espace du théâtre et l'espace de la société coloniale. Le théâtre en tant qu'espace de représentation par excellence où ont lieu la présentation et la représentation, la simulation d'ordres et la mise en scène du monde, voici l’idée centrale de la poétique de Vieux-Chauvet. Dans le sens de l'espace hétérotopique proposé par Foucault, le théâtre est à même de concentrer en un seul lieu des espaces multiples, de multiples situations à priori irréconciliables : « L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » (Foucault, 1994, p. 758). [12] Paradoxal, c'est à la fois un espace de divergence et de représentation, d'illusion et de compensation. En ce sens le théâtre, déjà perçu pendant la Révolution française comme une métaphore de la transformation sociale, est prédestiné pour la mise en scène des conflits entre citoyens.

Dans l'espace public du théâtre Vieux-Chauvet met donc en scène la société coloniale de Port-au-Prince. Ici on se rencontre, ici on pose et on commente; toutes les couches sociales sont présentes. L'espace du public reflète la ségrégation sociale: d'un côté le poulailler pour la population non-blanche et de l'autre, le parquet et les loges destinés respectivement aux blancs et aux riches planteurs. Leur interaction devient sensible par le biais de leurs réactions à ce qui se passe sur la scène. Celle-ci à son tour reflète la société, mais à travers la fiction elle ouvre des possibilités et des illusions nouvelles. L'apparition de Minette est commentée depuis différentes places, et cette réception devient à son tour objet de commentaires. Sur la scène, une mixité, une transgression des frontières marquées "racialement" a lieu. En ce sens elle constitue un monde imaginaire et devient espace du possible, un espace illusionniste et un espace utopique. La voix de Minette est le détail sublime qui permet la construction d'une communauté basée sur l'admiration, une communauté imaginaire qui est à l'origine, selon Benedict Anderson, de la conscience nationale.

Or sur les tréteaux la lutte pour participer du monde de la société coloniale acquiert une dimension supplémentaire : ici le combat pour la représentation s’amplifie pour devenir une réflexion sur les principes de la représentation esthétique. En tant que première actrice non-blanche au théâtre de Port-au-Prince elle joue le canon classique français. Ainsi elle met à mal les frontières internes de la société coloniale dans un espace qui la représente dans une mise en abyme, mais qui, d’autre part, représente un espace hétérotopique, espace exceptionnel des illusions et du possible. C’est pourquoi sur scène peut être imaginé et joué ce qui n’a pas lieu dans la société. C’est le cas lorsqu’elle refuse de jouer sans cachet ou bien d’incarner certains sujets et rôles, voire abandonne temporairement le théâtre pour appuyer sa demande. Sa révolte est située au sein de l’interaction sociale de la troupe :

Toute sa révolte, toute sa rage accumulée se servirent de cette soupape pour s’échapper. Rejetant ses draps, elle vociféra après les blancs, en les traitant de féroces et d’exploiteurs.
– Vous, toujours vous, rien que vous. Que reste-t-il pour les autres races après celle des blancs? Vous êtes-vous jamais demandé si je crevais de faim ? J’ai travaillé près de trois ans sans toucher un sol, ce n’est rien cela, n’est-ce pas ? Le travail gratuit, c’est fait pour les gens comme moi. Que je m’esquinte, c’est naturel. Je ne jouerai pas après-demain, je ne jouerai plus jamais, vous m’entendez. Je vous hais, je hais le monde entier… (La Danse, pp. 263)

L’espace que le directeur du théâtre place expressément hors de la sphère politique – „Nous ne faisons pas de politique, Minette, nous sommes des artistes“ (p. 126) –, devient politique lorsque Minette se présente sur scène ou exige un contrat en bonne et due forme, ce que lui refusent les représentants des colons. Quand les événements politiques prennent une tournure violente, Minette quitte la scène et se consacre aux actions des gens de couleur (voir La Danse, pp. 341). Désormais elle fait de sa voix un moyen d’expression de la protestation pacifique dans la rue, pour conjurer la violence entre les groupes adversaires (voir La Danse, p. 351).

3.3. La mise en scène de la violence exercée par les différents groupes engagés dans la lutte

En dehors du théâtre, la société coloniale règle le conflit par la violence physique, et à chaque groupe - colons, affranchis/gens de couleur et esclaves marrons – est attribuée une forme spécifique. Un aspect du processus de subjectivation qu’entame Minette est sa réflexion sur la forme appropriée de la révolte et de la lutte „Ah! Comment lutter? Les armes étaient trop inégales. Il fallait donc pour se venger tuer par surprise, assassiner dans l'ombre?" (La Danse, p. 247)

Contrairement au théâtre en tant qu’espace institutionnalisé et ritualisé, mise en abyme de la société coloniale, l’espace de la ville est le lieu où la violence des colons est rendue visible en tant que spectacle, à propos du mauvais traitement infligé à un esclave marron, placé au tout début du texte : „jamais encore un tel spectacle ne l'avait autant bouleversée.“ (p. 37) Vincent Ogé et Chavanne, les deux leaders de l’insurrection des hommes de couleur sont roués, et cette mise à mort est orchestrée telle une mise en scène (p. 322): „C'est pour quand le spectacle?“ (p. 328) L’exhibition de la violence sous forme de châtiment correspond à la pratique historique, rituel du rétablissement du pouvoir, de l’ordre. A ces rites destructeurs où la population non-blanche devient victime des colons et objet de la mise en scène violente des mesures de punition, Vieux-Chauvet oppose l’espace utopique du théâtre, où des sujets non-blancs deviennent la force motrice de la mise en scène.

La représentation de la violence est une des occasions, peu fréquentes, où le groupe des esclaves passe à l’action, mais la violence des marrons est désordonnée et inattendue, contrairement à la violence structurée des planteurs blancs. Confirmant la thèse d’Herfried Münkler, la violence de la guerre civile ne répond pas à des règles (Münkler, 2005, p. 8). Si au départ elle se trouve en dehors de l’enceinte de la ville elle s’en approche au fur et à mesure que l’action avance :

Les esclaves marrons continuaient à terroriser les habitants des plaines et des villes. Leur soumission n'avait été qu'un simulacre. Ils descendaient des mornes en bandes hurlantes pour piller les ateliers auxquels souvent ils mettaient le feu. (La Danse, p. 281, souligné par l’auteur)

Le petit groupe des esclaves marrons est particulièrement dangereux, car en ville ils utilisent la mascarade et la dissimulation:

A cette époque une nouvelle forme de marronnage plus subtile sévissait. Des esclaves, après s'être enfuis des habitations, se rendaient dans les villes où ils circulaient habillés en affranchis. Ces esclaves formaient un petit lot dangereux, sans foi, ni loi. Embusqués dans les bois, ils attaquaient les voyageurs, pillaient et détroussaient ceux qui passaient à leur portée. Pourchassés par la maréchaussée, ils revenaient alors dans les villes où ils se mêlaient à la foule déguisés [sic] en affranchis pour dépister les soupçons. (p. 283)

L’éruption de la violence des esclaves conduit vers le climax du roman, qui reprend la métaphore du volcan. Le dernier quart du roman est consacré aux actions militaires des hommes de couleur. Leur violence est désormais organisée, elle agit sous couvert, mais est soumise à des règles et suit une stratégie élaborée. Leurs actions sont présentées de façon plus nuancée que celle des autres groupes, ainsi l’assemblée conspirative et les actions concertées à différents endroits. [13] Seul Lapointe, personnage entre terroriste et héros révolutionnaire, a recours comme les marrons à la violence aveugle, à l’embuscade et, comme les colons, à l’attaque terroriste contre des innocents. Il se détache ainsi de la série des révoltés connotés positivement. Cette forme de violence acquiert son importance par le fait que Minette, dans sa lente évolution vers la maturité, réfléchit principalement sur l’usage qu’en fait Lapointe. Elle lui semble d’abord démesurément brutale, [14] mais plus tard elle considérera qu’elle est la réponse adéquate à la cruauté des punitions infligées par les colons qui ne cherchent qu’à assouvir ainsi leur haine:

Si elle avait haï les blancs, jamais encore elle n’avait su à quel point ce sentiment pouvait être violent, amer et destructeur. Elle rêvait la nuit qu’elle enfonçait de gros couteaux dans des nuques blanches en souriant tranquillement comme si elle s’acquittait d’une tâche délicieuse. Combien depuis elle s’était sentie plus près de son amant ! (La Danse, p. 266)

La description nuancée de la violence des groupes impliqués et la recherche d’une forme juste de la résistance corrige la lecture habituelle des événements de la révolution haïtienne, qui revient sans cesse sur les ravages d’une violence sans bornes. Certes Lapointe apporte des avantages militaires aux gens de couleur dans les situations décisives en semant le trouble dans les troupes de l’adversaire. Mais sa violence est connotée négativement, parce qu’il faut s’en distancer si l’on veut réinterpréter l’ensemble. En justifiant la violence des gens de couleur La Danse jette les bases pour une explication autre : elle est clairement motivée par les excès des colons et par le mépris pour leurs aspirations politiques. La violence militaire est la poursuite de la politique par d'autres moyens, dans la mesure où elle permet d'atteindre leur but qu'est l'égalité des droits.

Partant de la situation tendue entre les groupes sociaux au début du roman, l'intrigue va crescendo allant des explosions de violence ponctuelles vers la multiplication des incidents. Les événements se précipitent lorsque le contrat entre gens de couleur et colons est rompu par les derniers. Toute la ville est alors impliquée par les affrontements, on en arrive au "corps à corps" qui n'épargne guère ni les femmes ni les enfants du quartier des affranchis. Les pillages et les mises à feu débouchent sur un massacre qui coûte la vie à des centaines de femmes et d'enfants non-blancs. A ce stade, qui manifeste l'asymétrie des rapports de force, Minette prend les armes pour se défendre, mais elle perd malgré tout sa mère et sa sœur et est blessée elle-même. Les maisons d'habitation, les commerces et le théâtre sont détruits par le feu que les colons ont mis. Quatre jours après le massacre les esclaves se révoltent et sèment à leur tour la violence, se livrent au pillage, saccagent, violent, bref répondent avec la même brutalité, – „ivres de vengeance et de haine“ (La Danse, p. 359):

Le volcan, que les colons, pendant de longues années avaient voulu croire inexistant, était en éruption. En guise de lave et de cendres, la foule immense des esclaves coulait des mornes, sortant des ateliers et des bois comme vomis par un cratère. Et leurs mains armées frappaient à leur tour, sans pitié... (p. 360)

Le titre renvoie à l'entrée en scène des masses d'esclaves noirs, qui conduit vers le point culminant de la violence insurrectionnelle. Mais si l'imagerie de l'éruption volcanique de cette violence, ignorée trop longtemps par les planteurs créoles, est bien au cœur du roman, les esclaves n'en deviennent pas pour autant les protagonistes. Marie Vieux-Chauvet reprend, au travers de cette métaphore, l’image de la masse noire désorientée et désordonnée qui se déverserait soudainement et irrépressiblement comme de la lave sur la civilisation. La fameuse réunion des leaders noirs au Bois Caïman, scène décisive chez Carpentier dans El reino de este mundo, est traitée ici en trois lignes, en tant que préparation de la première action commune entre hommes de couleur et esclaves.

Chauvet opte pour la perspective des gens de couleur, non pas celle des esclaves. Les stratèges et les combattants décisifs sont chez elle les gens de couleur qui effectivement dirigeront la population. Elle n'est pas à même d'imaginer la majorité des esclaves noirs comme des sujets révolutionnaires au-delà de l'action violente aveugle et frénétique.

3.4. La dissimulation en tant que stratégie politique, la représentation politique en tant que comédie et la rue comme espace scénique

Dans leur premier combat commun contre les colons les affranchis et les esclaves libres obtiennent leur première victoire, qui aboutit à un traité de paix avec les colons censé garantir leur participation politique. Ce traité (le Concordat de Damiens, voir

La Danse, p. 343) réconcilierait les colons et les gens de couleur. Mais d'emblée sa fiabilité est mise en doute. Les rituels et les gestes de l'union nationale, tel le lever du drapeau, sont destinés à sceller le pacte, mais ils s'avèrent être des signes équivoques. Le jeu politique qui dissimule les vraies motivations et des intérêts contraires fait que la mise en scène des symboles nationaux n'est qu'un acte stratégique, dont le but réel consiste à retarder sa mise en application: de fait le pacte est vite rompu. Ainsi un nouveau parallélisme entre théâtre et société coloniale devient visible en ce que la représentation politique n'est plus qu'une comédie, régie par le principe de la dissimulation, de l'apparence trompeuse (La Danse, p. 346).

Mais les colons ne sont pas les seuls à profiter des négociations politiques pour des manœuvres inavouables. Pour maintenir le pacte, les hommes de couleur trahissent à leur tour les esclaves marrons, qui avaient pourtant rendu possible la victoire. Cette trahison coûte la vie à trois cents marrons. Les avertissements des femmes de couleur sont ignorés: l'idéal de Minette plaçant ses espoirs dans les gens de couleur, noyau utopique de la Révolution, est ébranlé lorsqu'elle se rend compte qu'ils ne poursuivent que leurs intérêts propres. Son rêve d'enfance d'acheter la liberté de tous les esclaves ne se laisse pas réaliser par cette voie. Il devient évident que l'unité n'est plus possible dans les circonstances actuelles. L'idéal de la participation égalitaire échoue donc, mais il persiste en tant que projet ou vision pour une société nationale à venir, qui ne serait précisément pas conforme à la française.

La scène finale du roman, dont de longs passages fonctionnent effectivement comme des scènes de théâtre avec force indications sur l'espace scénique, réalise momentanément l'unité invoquée par Minette à plusieurs reprises: elle réunit tous les groupes autour de l'annonce de l'abolition de l'esclavage. La décision politique prise par le commissaire Sonthonax sans mandat officiel, qui lui permettra d'obtenir le soutien des esclaves contre les colons et leurs alliés anglais et espagnols, suscite le commentaire suivant : „Et c’est ainsi que les trois classes si distinctes depuis des centaines d’années se trouvèrent pour une fois confondues.“ (p. 368) "Confondre" implique "mélanger", "fusionner", autrement dit "unir"; mais d'autres significations sont possibles: troubler, déconcerter, démasquer, significations qui renvoient à l'aspect incongru de l'acte politique. Ces dimensions sémantiques du mélange au sens de confusion induisent une interprétation qui envisagerait le fait de rater le but, l'échec de l'unité.

La scène finale se joue dans la rue, où s'ouvre un nouvel espace des possibles à travers les combats. Entourée de ses amis du noyau révolutionnaire, qui réunit à nouveau des noirs libres, gens de couleur et blancs abolitionnistes, Minette contribue, de par sa voix, à la reconnaissance du moment sublime de cette réunion de tous les groupes sociaux:

Minette avait l’air d’être seule au milieu de la foule, seule ou avec quelqu’un qu’elle suppliait. Ses mains jointes, son attitude tendue trahissaient une détermination qui n’avait rien à voir avec un simple désir de chanter. C’était autre chose, une évasion vers l’au-delà, une simple idée peut-être qu’elle aiderait au miracle [...]. (La Danse, p. 370)
De ces deux mains, Minette comprima son coeur et lança dans un ultime effort sa voix splendide qui reprit seule le chant de paix.
Les commissaires cherchèrent des yeux la citoyenne qui chantait. Cette voix mêlée au son des cloches portait jusqu’au ciel un incomparable message de reconnaissance. (p. 371)

C'est sa stature de figure exceptionnelle qui le rend possible: elle possède des qualités morales et les idéaux d'égalité et de solidarité, manifestes dans sa loyauté envers sa mère, donc envers ses origines, et dans son empathie pour le destin des esclaves noirs. Ce sont ses traits qui la distinguent des autres représentants des gens de couleur (comme sa sœur, non moins talentueuse qu'elle) et font d'elle la porteuse légitime des idéaux révolutionnaires. L’héroïne de Chauvet risque sa vie dans cet engagement artistique et physique total. Sa position intermédiaire en tant que femme de couleur, présente à travers tout le texte, remplit ici encore sa vocation unificatrice. Sa voix devient l'instrument de la fusion, conformément à l'idéal de Vieux-Chauvet, en réunissant toute l'audience admirative et faisant de l'instant un moment privilégié: " Une voix de femme chantait un air divin et cette voix sembla ... d’un timbre si spécial, qu’il s’arrêta pour mieux l’entendre." (La Danse, p. 373).

C'est Lapointe que le chant de Minette veut atteindre pour le convaincre du miracle de la victoire. Celui-ci constate effectivement, en jetant un coup d'oeil sur la foule réunie sur la place: „la population pour une fois mêlée sans haine ni préjugés [...].“ (p. 373) Mais lorsque le corps de Minette, affaibli par la blessure, commence à céder et que la mort éteint soudainement sa voix, le final n'atteint guère le sublime malgré le sacrifice de la vie: le désespoir de Lapointe, qui passe du bégayement et du sanglot jusqu'au cri de vengeance, détruit l'atmosphère paisible. Hors de lui par la mort de l'amante, il mise sur la violence des marrons et trahit la colonie en plaçant sa plantation sous la souveraineté anglaise. Lapointe n'incarne pas l'idéal révolutionnaire des femmes/gens de couleur selon Chauvet, mais la haine, la violence, les manœuvres tacticiennes et la poursuite de ses propres fins en tant que propriétaire. Si au départ sa figure représentait l'écart par rapport à l'idéal des gens de couleur, vers la fin elle incarne son échec. En outre il est placé en proximité des marrons, de la force brute, obscure et imprévisible aussi chez Vieux-Chauvet mais toujours du côté de la justice. En ce sens son personnage marque non seulement l'écart, mais occupe également une position intermédiaire.

Que signifie donc en dernière instance la mise en parallèle, ou la superposition, de l'espace théâtral et de l'espace public? Une transformation sociale concerne tous les espaces de sociabilité de la même façon et suspend les principes établis. Cela est vrai pour l'autonomie de l'art aussi bien que pour la fiabilité des principes politiques de représentation et de participation sociale. D'un côté l'art permet de montrer ce qui est mis en question dans la société et qui, de ce fait est précaire: l'égalité sociale des gens de couleur et l'unité des différents groupes. De l'autre, la transformation révolutionnaire comprend aussi celle du théâtre en tant qu'espace d'illusion et espace des possibles. Le théâtre, qui jusqu'au massacre des gens de couleur ouvrait un espace pour la participation des non-blancs dans la société coloniale, perdra cette fonction et sera détruit dans l'incendie. Avec le renversement des rapports de force et la transformation sociale par l'annonce de l'égalité des droits et l'abolition de l'esclavage disparaît l'espace de représentation qui reflétait la société coloniale. L'espace hétérotopique est transposé dans la rue et l'espace de compensation et d'illusion se dissout dans l'espace "historique" des processus de transformation. Les deux espaces significatifs pour Minette, théâtre et réalité sociale - la rue -, coïncident pour un instant précis, solennel: „Toute sa vie, elle a rêvé de vivre cela.“ (p. 370) Ce que les dimensions signifiantes supplémentaires, apparemment incongrues ("confondues" et "mêlée"), ont déjà insinué par rapport à l'unité désirée devient manifeste lors de la mort de Minette et par la vengeance de Lapointe, que le roman ne rapporte que brièvement: la tentative d'établir le mythe fondateur d'une Saint-Domingue unie autour de la révolte des gens de couleur échoue.

Pour la nation haïtienne il en résulte une image analogue: jusqu'ici l'analyse de la mise en scène de la matière historique permet une lecture parallèle au sujet de la situation sociale à la fin des années 50, lorsque le roman a été écrit. Dans ce contexte il peut être interprété comme un bilan critique des tentatives de créer sous la conduite de l'élite « mulâtre » une société haïtienne dans laquelle tous les groupes sociaux jouiraient de l'égalité de droits. C'est vers cette actualisation que tend le traitement contraire des différents gens de couleur. Dans le contexte de la genèse du roman l'événement historique peut être interprété comme le premier moment significatif d'une évolution qui conduit vers l'état des choses du moment, effet directement déductible des tendances historiques. Le manque de solidarité, les intérêts particuliers du pouvoir et des biens matériels que Vieux-Chavet constate au 18e siècle impliquent une critique tacite des élites de la première moitié du 20e siècle, dans la mesure où ils empêchent la nation haïtienne de sortir du stade de projet. La figure de Lapointe rend manifeste le potentiel de violence qui ne cesse de marquer la société haïtienne 150 ans après les débuts de la Révolution de 1791. Une fois que le mythe fondateur du noyau révolutionnaire autour des gens de couleur a échoué, sa dimension identitaire doit être abandonnée.

L'auteur prend alors congé de son propre idéal tout en posant à nouveau et autrement la question du mythe fondateur haïtien et de ses sujets. La problématique du théâtre en particulier et de l'art en général en tant qu'espace du possible renvoie au rôle historique de premier rang que jouait le théâtre en tant que genre révolutionnaire, mais aussi postcolonial. Ce sont les pièces de C.L.R. James, Aimée Césaire, Edouard Glissant ou bien Derek Walcott qui redéfinissent, à partir de l'imaginaire littéraire, le potentiel des événements de la Révolution haïtienne et le projettent au-delà de l'île.

Notes

[1] La Danse sur le volcan atteint en 2004 la présélection du Prix du Livre Insulaire, organisé sur l’île d’Ouessant pour la 6ème fois, et bénéficie de ce fait d’une réédition cette même année. Je citerai cette édition sous le titre La Danse.Retour

[2] J’emploie les termes de gens/hommes/ femmes de couleur lorsqu’il s’agit de termes historiques d’usage. Si je désigne des positions hiérarchiques telles que mulâtre, mestizo (métis), griffe, je renvoie à des positions clairement non-blanches. J’entends „race“ au sens que lui donnent Michael Omi et Howard Winant en couplant structure sociale et représentation culturelle. Processus sociohistorique, la „formation raciale“ selon ces auteurs, engendre en tant que formation discursive des catégories de race, se les approprie, les modifie et finit par les détruire (voir Omi/Winant, 1994, 55).Retour

[3] Ainsi Lazare Carnot, président du Directoire, à propos de la condamnation du commissaire Sonthonax (voir „Saint-Domingue et Santhonax“, 1822, p. 3).Retour

[4] Ce n’est pas uniquement le rapport entre colons et colonisés qui soit marqué par cette distance: les individus issus des relations entre les deux groupes – les gens de couleur – n’ont pas accès à des droits importants au sein de la société coloniale.Retour

[5] Ce sont principalement les débats menés en France sur la légitimité de l’esclavage et la participation aux droits politiques fondamentaux (associés à la citoyenneté) qui pèsent sur ces conflits. Des publications comme le Contrat social de Rousseau, Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal, les textes de l’Abbé Grégoire, condamnant en principe l’esclavage, sont bel et bien lus dans les colonies; ce sont des facteurs qui pèsent sur les confrontations au même titre que la Révolution elle-même et les révoltes d’esclaves en Martinique et Guadeloupe. Des lois comme le Code noir, de 1685, et la Déclaration des droits de l'homme, du mois d’août 1789, donnent aux affranchis d’origine africaine un statut identique à celui des blancs, et le vote censitaire incluait les hommes de couleur aisés. En 1794, l’assemblée nationale française abolit l’esclavage.Retour

[6] La nouvelle élite de l’après 1804 célèbre ses héros Boisrond-Tonnerre, Juste Chanlatte. Entre 1844 et 1963 une série de textes pour théâtre sont consacrés au sujet, qualifiés par Jean François Hoffmann de pièces hagiographiques : le drame historique Ogé, ou le préjugé de couleur, de Pierre Faubert, publié en 1858 (la première était en 1844) ; La dernière nuit de Toussaint Louverture d’Alcibiade Pommeyrac, 1877 ; L’empereur Dessalines Massillon Coicou, 1906 ; Mackandal, d’Isnardin Vieux, 1925 ; Roi Christophe de Vernigaud Leconte, 1926 ; Boisrond-Tonnerre de Marcel Dauphin, 1954 ; Pétion et Bolivar de Jean F. Brierre, 1955; Boukman de René Philoctète, 1963. En 1943 Jean-Joseph Vilaire publia un volume de contes sous le titre Entre maîtres et esclaves.Retour

[7] Ce n'est qu'en 2001 que Fabienne Pasquet, d'origine suisse-haïtienne, publie à nouveau un roman sur La deuxième mort de Toussaint-Louverture. Ce texte, re-écriture à plusieurs titres qui évoque Toussaint-Louverture et Heinrich von Kleist, tous les deux prisonniers au Fort Joux/Jura, discute les événements historiques de la révolution haïtienne et leur réception.Retour

[8] A la fin de son essai Fouchard fournit un rapport d'une quarantaine de pages sur la carrière à la fois extraordinaire et exemplaire de Lise et Minette, femmes de couleur dont les voix avaient beaucoup de succès sur les scènes de théâtre de Saint-Domingue entre 1780 et 1788. Sa source principale est Moreau de Saint-Méry, qui est le premier en 1797 à raconter brièvement leur histoire.Retour

[10] En accord avec cette politique les membres de l’élite coloniale considérés comme gens de couleur furent systématiquement exclus. Sous la Révolution ce processus changera, puisque ceux-ci, alliés de la France, avaient droit à un traitement plus favorable. Pour les femmes de couleur la réhabilitation (passant du statut de „courtisanes coloniales à celui d’épouses républicaines“ Garrigus, 1997, p. 10) s’avéra plus complexe.Retour

[11] Sommer écrit: “Les exemples classiques en Amérique Latine sont presqu'inévitablement des amants bienheureux qui représentent des régions particulières ou bien des races, partis, groupes similaires ou intérêts économiques. Leur passion pour l'union sexuelle ou conjugale déborde sur un lectorat adorateur d'histoires sentimentales, mouvement censé gagner des esprits partisans en même temps que les coeurs.” (Sommer, 1991, 5, passage traduit par l’auteur)Retour

[12] Partant de Foucault, j’entends par hétérotopie un espace sans espace, un contre-espace. Contrairement à l’utopie c’est un lieu réel, qui cependant représente une crise, une déviation, et à partir duquel les autres espaces sont pensables. Elle accumule du temps (comme le musée ou la bibliothèque) et a pour vocation de créer un espace d’illusion ou bien de compensation.Retour

[13] Les noms de Chanlatte, Pétion et Rigaud, mentionnés dans le texte, renvoient aux leaders historiques des gens de couleur.Retour

[14] Sa violence est en outre sans frein, s'y fait jour une rage d'autant moins contrôlable qu'il n'a pas d'autres moyens à sa disposition. Vers la fin du roman il semble devenu fou: „[...] les yeux fulgurants, un sourire cruel au coin des lèvres, il poignarda des blancs avec des gestes déments“ (p. 353). Sa violence s'exprime dans le corps à corps, "homme contre homme".Retour

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