Qu’est-ce qu’elle dit, la prof ? « Si je vous souffle que ça vient du mot allemand Haar ?… »
Chouette, Léandra a bien fait de prendre Allemand première langue. Haar… Das Haar. Ouais : cheveux, poils. Une chemise en poil de chèvre à même la peau, ça doit gratter. Sacrée pénitence, en effet. Et la discipline, alors ? Ça doit ressembler au martinet manié naguère par le pater pour lui donner une « correction », souvenir encore brûlant sur sa peau.
En fait de discipline, dans la classe, c’est pas vraiment ça. On commence même à chahuter ferme. La prof ne sait plus où donner de la tête : Momo — Mohammed, pas Maurice — lance des boulettes à Chloé qui se met à pousser des cris d’orfraie. La prof est débordée, la pauvre. Léandra a pitié d’elle ; tout ce wouélélé la lui casse, sa tête à elle. Il faut voler à son secours. Qu’est-ce qu’elle raconte, là, déjà, la mère Suicard ? « Quel est le sens de serrer ? »
La prof fait le cours pour elle seule. Ça tourne au cours particulier. Léandra cède à la supplique du long regard éperdu que la malheureuse a gardé posé sur elle. Il faut qu’elle dise quelque chose. « Ranger. » Pourquoi faire tant d’histoires ? Ç ;a paraît tellement évident. Tellement que ça ne doit pas être la bonne réponse. Léandra hésite à répondre, se recroqueville, se rétracte sous ses extensions, se dissimule derrière ses tresses pour fuir le regard insistant. « Man ké séré kò mwen », se dit-elle. Mieux vaut se planquer. Ça ne peut pas être la bonne réponse. Pas possible que toutes les petites Gauloises et tous les petits Gaulois n’aient pas trouvé, et que ce soit elle, l’Antillaise, la débarquée de son rocher microscopique et volcanique, qui ait la bonne solution. Et pourtant… Ils ont fait, les copains Gaulois, deux ou trois propositions comme « rapprocher », « joindre fort ». La prof a refusé ces réponses, dont elle promet, dans un moment, de démontrer l’ineptie.< /p>
Mais c’est qu’elle insiste, la pauvre. Elle n’interroge plus, elle quémande. Elle supplie, elle prie, elle implore. Léandra est saisie de pitié, de plus en plus. Il faut faire quelque chose pour elle. Allez, on se lance. « Serrer ?… » On dirait qu’elle va se trouver mal. « Serrer ? » Oh la la, elle va tourner de l’œil. La malheureuse prof est hagarde. Léandra ne peut la laisser dans une pareille déréliction.
« Serrer… Pensez à une resserre… » Peine perdue. « Connais pas, resserre », couine Kevin, pourtant conciliant et plein de bonne volonté. « C’est quand on se re-sert à manger ? » hasarde le dodu Momo en se pourléchant les babines.
« Écoutez, je vous aide. » La prof lit une phrase d’un écrivain du début du XXème siècle, un certain Benoît, semble-t-il émerger de ce tintamarre, qui parle de meubles de jardin qu’on doit serrer dans une remise pour l’hiver. (Léandra, elle habite la cité, elle n’a ni jardin ni remise ni meubles de jardin à mettre dedans ni nains de jardin à mettre devant.) La prof dit que c’est du français classique, mais que c’est resté le premier sens donné par les dictionnaires. Comment se fait-il que personne ne le connaisse ? à part elle, la Martiniquaise… Décidément, ce n’est pas possible. Ça ne peut pas être ça. Léandra ne peut pas être la seule à détenir la vérité, alors que, carte scolaire oblige, il y a là DE CES condisciples français « de souche » — et non de branchage ou de frondaisons frondeuses étiquetées frauduleuses de clandestins « pas en règle » —, quelques spécimens Blancs de chez Blanc et même petits-bourgeois en diable, ceux qui habitent la partie chic, pas les « quartiers » ; ceux qui logent dans des « Rrrésidences » avec un R bien grasseyé, pas dans des barres prononcées baw avec l’accent antillais du papa de Léandra ou barh avec l’accent arabe de la maman de Momo ; ceux qui habitent des maisons qui ont toutes l’air de châteaux, chez qui sa mère fait des ménages. Comment se pourrait-il que ces enfants de bourgeois, voire d’aristocrates à trisaïeul remontant jusqu’aux Croisades contre les ancêtres du second — ou jusqu’à la découverte des îles à sucre du premier — ignorassent la définition d’un mot de la langue de Molière ? Elle, avec la langue de Césaire, il lui parut inconcevable, voire indécent, qu’elle fût la seule au courant. Léandra renonça à répondre. Ses yeux fuirent lâchement le regard du professeur palpitant.
Pantelante, oui, madame Suicard bafouillait :
« L’hiver, les meubles de jardin, quand vous n’en avez plus besoin, puisque l’été est fini, qu’en faites-vous, des meubles de jardin ? Vous les enlevez du jardin, puis vous les…
— J’ai pas de jardin, fait Seydou.
— On peut pas appeler ça un jardin, le bac à sable au pied de l’immeuble. Et y a pas de meubles. Rien que des bancs en fausse pierre. Va essayer de les bouger pour en faire quelque chose ! Ma parole, ils ont peur qu’on les pique ?… Les seuls meubles, c’est les voitures, parce que le jardin, c’est le parking, là où je crèche », daigne renchérir Jean-Loup, juste pour faire plaisir à la prof qu’il trouve sexy, parce que madame Suicard adore que l’on développe. Elle raffole des développements. Plus c’est structuré, plus elle biche. Jean-Loup escompte qu’elle en mouille.
Raté ! Sèchement, la prof le coupe : « Ça ne fera pas avancer le Schmilblic, si vous répondez à côté. Mais tu as raison, des meubles immobiles… Des meubles non meubles… Ça ne va pas le faire. »
Elle essaie de faire jeune, de faire simple, de faire « sympa », d’être conciliante, mais à l’aide d’une vieille colucherie qui date d’avant leur naissance et n’est pas récemment repassée à la télé dans une émission du style Les 100 meilleurs moments du rire, alors ils ne voient pas de quoi elle parle et commencent à en avoir marre, de son bazar de meubles, de son Schmilblic et de son Tartuffe et de son « Laurent, serrez ma haire »… C’est qui, Laurent ? Le valet ? Ces gens-là avaient des domestiques pour les habiller et tout, à cette époque, alors impossible que la mère de Léandra qui fait des ménages chez des gens comme ces gens-là aujourd’hui lui ait transmis la bonne réponse simplement en la gavant de proverbes créoles.< /p>
« C’est simple, le gars veut que son larbin lui attache sa ceinture mieux que ça, plus fort serré, quoi… »
Non, la prof ne veut pas que l’on répète serré, ça l’agace et eux aussi ça finit par les énerver, c’est vrai, quoi, pour qui elle les prend ?
« Serrer, ça veut dire serrer, point barre.
— On n’explique pas un mot par lui-même », s’obstine la prof.< /p>
— Cte bonne blague. Quel est le couillon qui ne sait pas ce que signifie le verbe serrer ? » rigole Kevin.
Mais c’est qu’elle demande de faire les gestes ! On fait du théâtre, là maintenant. Madame Suicard, intrépide, a fait lever Marjolaine qui rêvait vautrée sur sa table, et Béa, qui se roulait béatement de l’herbette jolie sous ladite table, en vue de la récré qui, putain ! ne saurait tarder : encore un quart d’heure de cours…< /p>
Qu’est-ce que ça donne, la mise en scène improvisée ? Un blocage et un suspense. Déjà Marjolaine est furieuse, elle déteste aller au tableau. Elle se trouve trop grosse, quoiqu’elle pèse 48 kilos toute mouillée pour 1,70 m. Mais l’anorexie, c’est sa vie — à moins que ce ne soit sa mort —, alors ne lui demandez pas de se livrer à une quelconque reconstitution, avec sa propre reconstruction chez le psy du dispensaire et ses allers-retours incessants à la Maison de Solenn jusque dans Paris intra muros, boulevard de Port Royal, Marj a déjà fort à faire. Rien que le temps pour y aller… Quant à Béa, son problème, c’est qu’elle se sent trop défoncée pour arriver à bon port — on devrait dire bon aéroport, tellement elle plane. Elle, Béa, elle s’en contrefout d’arriver sur ce qu’il reste d’estrade — depuis le nivellement de Mai 68 — la moitié des fesses dehors, hors de son baggy débordant. L’essentiel, c’est qu’elle y arrive. Et rien n’est moins assuré. Après douze roulis, treize tangages, dans les bras l’une de l’autre enfin atterrissent les deux donzelles aux pieds de la prof égarée. Grande, sublime, digne, mais hagarde. (Se demande en cet instant précis ce qu’elle fiche là, forte de son agrégation de Lettres dites Classiques dans cette modernité hurlante comme une planète inconnue, étonnante, hostile, qui sait ? hurlante, en tout cas hurlante, ricanante et hallucinante, au moment même où les deux luronnes, l’une titubant, l’autre se tortillant de gêne, lui demandent ce qu’elle leur veut. Ce qu’elle leur veut ? La réponse à une question. Combien d’années de purgatoire, combien de banlieues, combien de marches à pied dans la neige jusqu’à la gare du RER, tout cela pour quoi ? Pour piétiner pendant une heure sur un alexandrin de Molière ? Elle a encore la foi, Doriane. Elle espère en tirer quelque chose, de sa Première L. Ils sont en Première L, quand même ! Le L, il veut dire Littéraire ! Ils VONT trouver. Elle va user de la maïeutique, du mime, de la pantomime, n’importe quoi, mais ils vont le trouver, ce verbe, ils vont le comprendre, ce vers, elle ne se le pardonnerait jamais, si elle les laissait dans leur crasse. Seulement il faut qu’ils trouvent eux-mêmes. Pas qu’elle leur fournisse la réponse toute digérée. Elle ne s’en remettrait pas. Ce n’est pas l’école de papa.)
Madame Suicard est parvenue à obtenir de Marjolaine qu’elle fasse les gestes, qu’elle mime ce qu’elle a compris. Marj a le rôle de Laurent. Entrée en scène de Tartuffe, alias Béa.
« Attention, que dit la didascalie ? “Apercevant Dorine.” Qui est-ce qui veut faire Dorine ?… Ne répondez pas tous à la fois ! Bon, je vais faire comme à l’armée : je vais nommer un volontaire… Christophe?
— Je veux pas faire un rôle muet, moi.
— Alors Arnaud ?
— Je veux pas faire un personnage de fille », proteste altièrement Arnaud, un des rares qui aient le livre, parce que les livres, c’est trop cher, même les Petits Classiques, même les poches, pour les trois quarts de la classe, qui ne sont pas de sa classe à lui, socialement parlant. Arnaud a repéré que Dorine, c’est une « bonniche », il a donc une double raison de ne pas vouloir de ce rôle, le jeune héritier de Cequedeu.
La condescendance d’Arnaud écrase encore un peu plus la prof, qui ne doit qu’aux lois de la République et aux concours nationaux sa position sociale à elle, mais elle ne désarme pas.
« Bon… Kevin ? demande-t-elle dans un souffle.
— Pourquoi vous ne prenez pas des filles pour jouer les rôles de filles et des garçons pour jouer les rôles de garçons ? baille Kevin.
— ça n’a aucune importance : pendant longtemps, au théâtre, tous les acteurs étaient des hommes. Les femmes n’avaient pas le droit de jouer la comédie. Mais cela, c’est une autre histoire. Nous en reparlerons plus tard. Ne mélangeons pas tout. Guillaume, tu es le metteur en scène. »
Chargé par la même occasion de la direction d’acteurs, Guillaume, hilare, force Marjolaine à serrer si fort la discipline autour des formes opulentes de la plantureuse Béa que se déchaînent sifflements, lazzi et quolibets divers en diverses langues, et pas seulement celle de Molière : divers argots, verlans, langages des cités ou autres sabirs savoureux tous pleins de … gauloiseries, ma foi. Béa titube, la pauvre manque de suffoquer. Pour un peu on appellerait le Samu. Ça ne va pas, mais pas du tout.
« Réfléchissez, persévère madame Suicard. Remontons en amont : si vous imaginez que Tartuffe entre en scène porteur de sa chemise grattante (sa haire) à même la peau, avec, autour de la taille, en guise de ceinture, sa discipline, sorte de fouet… Jouez la scène… La pré-scène… Imaginez que, juste avant de faire son entrée, Tartuffe vient de se flageller. Béa, essayez de vous fouetter avec votre ceinture… Allez, Béa, fouettez-vous ! »
Dangereuse, la Suicard, à force de vouloir bien faire. Qu’est-ce que c’est que cette pédagogie de carnaval ? Béa cingle, non son dos, mais le tableau. Le cuir fend l’air, manquant de peu le nez de Marjolaine, que la belle a fort long, mais à aucun moment Tartuffe, alias Béa, n’arrivera à se fouetter soi-même avec une ceinture aussi longue. Elle réessaie, pourtant, cette folle. Béa est tellement béate qu’elle s’en moque bien, si jamais elle sent la douleur. De toute façon elle ne sent rien, et pour cause ! Pour double cause : primo, parce qu’elle est chargée, secundo, parce que les coups ne l’atteignent pas, ne peuvent l’atteindre. Elle a envie d’y arriver. Ça l’amuse, finalement, ce jeu. Elle est décidément trop drôle, cette prof de Français… « Loréale », qu’on la surnomme. Pourquoi ? « Parce qu’elle le vaut bien ». Oui, ça vaut bien un petit effort. Et cingle et cingle, la discipline improvisée. Le metteur en scène non moins improvisé a imposé, par prudence, un périmètre de sécurité. Mais c’est trop brouillon, trop fou, on n’a rien démontré du tout, tout va être à recommencer, personne, sauf Léandra, ne devine où veut en venir la prof quand elle serine à nouveau : « Quel sens peut bien avoir serrer ? »
Se lève la petite main noiraude de Léandra. Articule, lippue, Léandra : « Ranger, m’dame, ça veut dire ranger, mettre en lieu sûr, mettre à l’abri. »
Estomaquée, l’agrégée.
« Comment avez-vous trouvé cela, mademoiselle épiphane ?
— C’est la même chose en créole. On dit ça en Martinique. Par exemple, Kité mwen séré bagay mwen, ça veut dire “Laissez-moi ranger mes affaires”. Ça peut même vouloir dire cacher : I séré kò’y an koté : “Il s’est caché quelque part”.
— Ah bon ? glousse la prof ébaubie. Bien. Alors Fifitra, sur cette base, pourriez-vous nous expliquer comment on pourrait comprendre l’ensemble de la phrase “Laurent, serrez ma haire avec ma discipline” ? »
Mais Fifitra n’arrive pas à se concentrer, parce qu’elle n’a qu’un souci, en ce moment : elle risque de se faire expulser avec sa mère sans papiers. D’habitude elle travaille plutôt bien, mais là c’est ça qui la travaille : ce qui l’attend, si elle rentre là-bas. L’excision ? Rien que d’y penser, elle a le clitoris qui se hérisse, qui lui fait mal à en hurler, elle en grimace de terreur, son visage n’est plus qu’un masque d’horreur où se reflètent ses visions d’épouvante. Oui, qu’est-ce qui l’attend là-bas ? Les privations, la misère, l’enfermement ? Le mariage forcé avec un vieillard cacochyme qui la battra si elle affirme sa volonté de poursuivre ses études, de passer son permis de conduire, de travailler… ça la travaille, l’Africaine. On ne sait de quel pays elle est, Fifitra refuse d’en parler. Elle, c’est en France qu’elle veut rester. C’est là qu’elle se voit un avenir. C’est son pays.
« Tente de voir avec Léandra », roucoule la prof au milieu du raffut croissant. « La pédagogie passe par la répétition… Essayez de mimer la scène… »
D’ordinaire elles sont bonnes copines, blackitude en commun oblige, mais là, Fifitra vraiment n’est pas à prendre avec des pincettes. Voler à son secours, d’urgence.
Elle ne sait jamais, la prof, s’il faut tutoyer ou vouvoyer, mais quand il lui échappe, ce « tu », tant elle est déstabilisée, il faut que ça tombe sur Fifitra, pour son malheur. Malgré le tumulte, Momo qui a l’ouïe fine s’écrie : « Pourquoi vous dites tu à Fifitra ? Parce qu’elle est noire ? »
La prof s’excuse. Elle ne devrait pas, elle s’enferre. Bon, elle veut une démonstration ? Elle semble y tenir ? C’est encore Léandra qui s’y colle : on va finir par la surnommer Zorra — un Zorro au féminin, pas Zohra comme en arabe. Qu’est-ce qu’elle veut leur faire trouver, cette pédagogue à la manque ? Une discipline ? Un fouet ? Ce n’est pas assez chaud comme ça ? Fifitra a l’air d’une bombe programmée pour péter du feu d’enfer dans cinq secondes. Les yeux de Momo sont deux grenades dégoupillées. En finir avec tout ce bazar… Pas plus tard qu’hier, un lycéen d’Helsinki a tiré 69 coups de feu et abattu froidement huit de ses camarades en pleine classe. On commençait à être habitués à ce genre de tueries aux USA, mais là, la Finlande, ça se rapproche de la douce France… Des morts à Saint-Maur, tiens, ça rime, mais pas à grand-chose, à son goût. Alors, autant calmer le jeu. Tout ce qu’elle veut, Léandra, c’est sa paix et sa tranquillité, avoir son « Bac de Français » avec le plus de points d’avance possible. La prof essaie de la jouer série policière TV pour tenter de les intéresser avec des trucs à leur portée : « Puisque nous n’avons qu’à moitié résolu l’énigme, vous allez continuer à mener l’enquête vous-mêmes. »
Reconstitution de la scène, une deuxième fois. Momo joue le rôle de Laurent, ça va lui occuper les mains, sinon l’esprit, pendant ce temps il cessera un peu de bombarder son ex-copine. Léandra va faire Tartuffe. Allez, c’est reparti, on mime. Cette fois la prof se veut plus explicative, plus didactique, plus informative, plus… Elle s’en veut de son premier échec, culpabilise mais ne renonce pas.
« Récapitulons ! Hypothèse 1 : si la discipline est un fouet qui peut servir de ceinture, c’est-à-dire qu’on peut serrer autour de sa taille, il faut qu’elle ait au minimum combien de centimètres, environ ?… Sais-tu quel est ton tour de taille, Clément ? »
Avec clémence Clément daigne se gratter le crâne. « Attendez, m’dame, je regarde ! » fait Léo. Et de retourner, sous une volée d’éclats de rire, l’élastique dépassant généreusement du caleçon du garçon assis devant lui.
« Putain, qu’est-ce qu’il me fait, ce bouffon ? Tu cherches quoi, là ?
— Lâche-lui le slip ! couine Anastasia.
— Merde, c’est pas marqué sur l’étiquette.
— Bande de nains, c’est à l’intérieur des ceintures que c’est écrit, le nombre de centimètres, maugrée Momo — le Momo Maurice, pas l’autre. Celui-là déteste ce surnom, mais exècre encore plus son prénom, qu’il a décrété « obsolète », d’un mot entendu dans une chanson et dont il a trouvé le sens sur Internet.
— Fais voir ta ceinture, Eddy. »
Eddy refuse ce striptease. De guerre lasse, le Momo Maurice a fini par se dévouer, puisque c’est lui qui a eu l’idée, dixit la prof. Hélas, rien n’est écrit dedans. On laisse tomber, question mesures. Question mesure aussi : ça vire à la démesure. On repasse à la mise en scène et reconstitution des faits. Avec la ceinture de Momo 2 réquisitionnée manu militari, Léandra doit faire mine de se fouetter elle-même. Plus facile à dire qu’à faire. Même pour une excellente élève, même pour une première en Français moins farfelue qu’une Béa. Impossible de s’auto-flageller avec quelque chose d’aussi long, comme on pouvait s’y attendre. La lanière part dans tous les sens. On frôle l’accident du travail, cette fois c’est la prof qui manque de la prendre dans l’œil. Quant à Momo 2, demeuré à proximité de son précieux bien mais pas demeuré pour deux sous, il est obligé de se baisser pour ne pas la recevoir de plein fouet. Le cuir en folie est venu frapper violemment le tableau blanc, le zébrant sauvagement, sans doute irrémédiablement. Il faut dire que Léandra y est allée de bon cœur, de toutes ses forces, aussi fort qu’elle le veut, son bac de Français, à la fin. Quitte à passer pour une lèche-bottes, une suceuse, chouchoute de la prof… Qu’on en finisse !
En tout cas, la reconstitution a clairement démontré, cette fois, qu’une discipline assez longue pour être une ceinture nouée autour de la taille serait trop longue pour pouvoir être utilisée pour se fouetter soi-même le dos. « Donc le sens de serrer dans la phrase de Tartuffe ne peut être que l’autre, celui de ranger, mettre de côté, pour montrer ostensiblement qu’il vient de pratiquer des macérations. » Il faudrait qu’elle l’explique aussi, ce mot-là, la prof, si elle tient à ce que tout le monde suive. Au lieu de quoi elle radote : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. » Il en faudrait, de la discipline. Si un quidam, dans cette classe — excepté Léandra — a capté ne serait-ce qu’un des sens du mot discipline, cette dernière veut bien être pendue. Avec ladite discipline. « Essaie de te flageller toi-même avec un fouet aussi long qu’une ceinture, tu m’en diras des nouvelles ! » La prof continue, stoïque, à pratiquer son autoflagellation verbale. Elle risque gros, si d’aventure le proviseur ou un inspecteur passe par là : incitation à la violence à l’école et déshabillage d’élèves, mise en danger de la vie d’autrui et de la sienne, détérioration de matériel scolaire et autres profanations de sacro-saint sanctuaire du Savoir… Ça vire au n’importe quoi.
« Donc, si la discipline se présente comme une ceinture assez longue pour que l’on puisse en rapprocher les deux bouts pour faire un nœud… »
Que n’a-t-elle pas dit, la malheureuse ! Quelle idée d’aller prononcer des mots tels que « bout » et « nœud » ! Fusent les réflexions graveleuses des garçons qui n’attendaient que cela. Mais, quand elle aura fini avec ses explications, sa maïeutique et tout son cirque, la classe entière aura compris combien Tartuffe est hypocrite et combien ostentatoires sont ses signes religieux — et ça, ça leur aura rappelé des souvenirs pas si anciens du règlement intérieur de l’établissement : pas de signes religieux ostentatoires, laïcité oblige. Elle est aux anges, la Suicard, quand sonne la récréation. Elle a servi à quelque chose. En fait il y en a deux qui bichent, à la sortie, car la prof félicite ostensiblement Léandra pour sa bonne réponse et sa précieuse collaboration, dégoulinante de gratitude sous les tchoutchou-ouh et les youyou et une salve d’applaudissements forcenés éclatant de partout, mais de ça, Léandra s’en fout.
Pour une fois, ils sont tous d’accord et font la même chose en même temps, puis une autre, dans un bel ensemble, parfait à défaut d’être harmonieux : ils se ruent tous vers la sortie.
Ce n’est plus Molière, c’est Baudelaire, au cours de Français du jeudi après-midi. Explication du poème « à une dame créole ». Tout le monde dort. à l’instar de la dame créole molle, apathique, alanguie, la classe entière fait la sieste. Bien évidemment personne ne connaît avec précision le sens du mot créole. Pour les plus amplement informés, le créole c’est peut-être un patois, mais c’est surtout la cuisine créole — le boudin créole, les accras — ou la musique créole qui leur dit quelque chose, le zouk. Bien évidemment c’est Léandra l’Antillaise qui explique que les gens, chez elle, sont des créoles, Noirs ou Blancs, à la différence de La Réunion, où ce serait plutôt l’inverse, les Créoles, là-bas, étant les personnes de couleur, contrairement à ce que dit la prof, qui répète comme un perroquet la définition du dictionnaire : « Créole : personne de race blanche née et élevée aux colonies ».
Stupeur de la prof. Léandra se bat comme un beau diable, quoi qu’il lui en coûte, bac de Français ou pas, bonne appréciation sur son dossier scolaire ou pas, pour expliquer qu’au XIX ème siècle, les Noirs et « personnes de couleur » des Antilles ont été dépossédés de l’appellation de créoles qu’ils avaient jusque-là.
Voilà que d’« à une dame créole », de ce Baudelaire qui eut, par ailleurs, pour maîtresse Jeanne Duval, une « femme de couleur », une Noire, une créole au sens créole, on en arrive à tenter d’y voir clair — sans lactification ni fanonienne ni autre ! — dans l’identité floue source d’obscurs complexes d’une petite Léandra qui a tant de difficultés à se désigner elle-même : qu’est-elle ? Domienne, Antillaise, Noire (avec ou sans majuscule ?), « femme de couleur », quelle horreur ! Nègre, Noire de France ? Créole ? Non, à en croire certains, puisqu’elle est née « Là-bas ». Négropolitaine, nègzagonale, euroblack ? Même le mot « antillais » pose problème : il n’est pas employé pour les Haïtiens, aux Antilles, ô paradoxe ! Léandra explique à la prof qu’en vacances « au pays », elle a remarqué qu’un Martiniquais ou un Guadeloupéen se sent tellement différent d’un Haïtien que le Haïtien est haï comme un chien par le Martiniquais ou le Guadeloupéen qui ne reconnaît aucune fraternité, aucun cousinage avec lui, tant et si bien qu’il est capable de dire « les Antillais et les Haïtiens », pour en parler comme de deux « ethnies », deux peuples d’origines distinctes, oubliant que Saint-Domingue est l’une des grandes Antilles. Pourtant Rhaï chien, di dan’y blan ! conseille le proverbe créole : Tu peux haïr le chien, mais reconnais que ses dents sont blanches.< /p>
« Je vous jure que je n’invente rien, madame. On entend ça tous les jours, à Fort-de-France. Bon nombre d’Haïtiens sont en ce moment victimes d’expulsions de Martinique “sans papa ni manman”, et ont même été victimes de véritables pogroms en Guadeloupe. En tant que citoyens français, beaucoup de gens là-bas se désolidarisent complètement de ces “immigrés” que sont les Haïtiens, oubliant que nous avons un passé commun et que nous sommes cousins, car bien souvent le colon avait des plantations à la fois en Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie et Saint-Domingue : ses esclaves circulaient d’une île à l’autre selon son bon plaisir, souvent pour séparer les membres d’une même famille afin d’éviter les révoltes et mater les plus rebelles… Donc nous avons tous forcément des liens de parenté, il suffit de lire les livres de comptes pour s’en rendre compte, les achats et la circulation d’esclaves se faisant, du XVII ème au XIX ème siècle, entre les différentes îles colonisées par la France… »
Mais quand elle est allée au Festival de jazz de Montréal, elle a été contente d’entendre que là, ceux que l’on appelle les Antillais, ce sont bel et bien les Haïtiens !
« Ces Français à part entière mais entièrement à part qui monopolisent l’appellation d’“Antillais” — souvent victimes d’ostracisme pour ne pas dire de racisme de la part de leurs concitoyens gaulois — font subir à leurs frères haïtiens les discriminations dont eux-mêmes ils ont à souffrir. Je me demande pourquoi il faut toujours que les gens se cherchent des boucs émissaires et réquisitionnent des noms et fonctionnent par systèmes d’exclusions au lieu de rechercher la fusion… C’est pareil pour les Africains sans papiers : ils ne s’en sentent pas solidaires, parce que, eux, ils ont leurs papiers, leur carte d’identité française… Même si leur identité à eux est floue. Même s’ils n’ont pas la bonne couleur sur la photo et qu’on le leur fait bien sentir s’il s’agit de leur louer un logement ou de leur donner certains boulots, tout français qu’ils sont, créoles ou pas créoles. Il y a certaines personnes qui ne voient en eux que des noirs, point barre. Noirs sans N majuscule, s’il vous plaît. (Alors que j’ai remarqué qu’on en mettait une à Blanc, toujours…) Martiniquais, Guyanais, Réunionnais, Guadeloupéens, ils peuvent toujours leur agiter leur passeport “européen” sous le nez… C’est rigolo, les “Européens”, dans la bouche de ma grand-mère, c’étaient les Blancs — les “Blancs-France”, plutôt que les Blancs-pays, les Blancs créoles…
— En tout cas, ce que tu as dit du mot créole n’a rien de surprenant, à la réflexion, puisque ce mot vient de l’espagnol criar, élever. Il n’est donc pas étonnant que créole désigne les personnes élevées aux Antilles, quelle que soit leur couleur.
— Pas seulement les gens, noirs ou blancs, mais aussi les objets : normal, puisque les esclaves étaient des meubles. (De songer aux meubles de Pierre Benoît à serrer dans la resserre a fait sourire Léandra, dissipant l’âpre anamnésie de l’esclavage.) On parle de maisons créoles, de plantes, d’animaux créoles, par exemple de “chiens créoles”, et de toute sorte de choses créoles qui ne sont pas l’apanage des Blancs : par exemple la cuisine créole, ce n’est pas la cuisine des békés !
— Les békés ? Ah oui, ah oui, les Blancs créoles…
— Dans les livres que j’ai lus, et qui sont écrits par des Blancs, pas par des Noirs, des livres d’époque, rédigés par des Français de France en français de France, pas en petit-nègre ni en créole, on peut lire : “Untel, nègre créole”, “Unetelle, mûlatresse créole”, créole s’employant alors par opposition à congo, par exemple, qui désignait un esclave “fraîchement débarqué d’Afrique”… »
Ce n’est plus un cours, c’est un dialogue entre Léandra et Doriane. Ce n’est plus un cours, ou alors il est réciproque, à double sens, la prof finalement en apprend autant que l’élève. Comme toutes les fois où l’on parle de quelque chose d’intéressant ça tourne au cours particulier — dans tous les sens du terme et inversement, comme disait « l’homme aux semelles de vent » —, ça se perd aux quatre vents de la classe ensommeillée car ça n’intéresse pas grand-monde, mais comme ils dorment à peu près tous, où est le mal ? Honni soit qui mal y pense !
« En tout cas, dit la prof, tes connaissances venues du créole enrichissent bien la langue française, et ne t’empêchent pas d’avoir un bon niveau en Français, la preuve… »
Et là, dans cette intimité, ce huis clos d’intérêts communs — intérêt au sens noble, s’entend —, cette soif de savoir partagée, cette suave solitude à deux peuplée de présences apathiques, aucune voix ne vient contester le tutoiement qui, de lui-même, lui vient en bouche.
Léandra ne se sent plus de joie. Belle occasion de se débarrasser de ses complexes de petite négresse ! Pouvoir enfin cesser de se dénigrer soi-même… Elle serait toute contente, la prof, qui aime tant les étymologies, si Léandra abordait la question de l’origine de dénigrer, du mot latin niger, signifiant noir. L’autodénigrement serait le dénoircissement de soi-même, le comble, pour un Noir ! Mais ça, c’est une autre histoire, comme aime à le dire madame Suicard quand elle part dans des digressions.
En attendant, la langue de Molière sauce chien, pimentée de saveurs créoles, voilà qui lui donnerait du punch ! Bien plus savoureuse que la langue de bœuf sauce cribiche servie l’autre jour à la cantine — oh pardon ! pas à la cantine, ça coupe l’appétit, ni au réfectoire, ça fait désuet et monastique, non, au « restaurant scolaire », ou mieux, à la « cafeteria » ou au « self » — dans le cadre de l’opération « Découvertes gastronomiques » pour changer du hamburger-frites, avec ou sans euphémismes la langue de Molière sauce chien lui plairait bien, à Léandra. Que souhaiter de mieux comme « intégration », si tant est qu’elle en ait besoin, en métissage assumé ?