Anna soror : Dido au miroir dans le Roman d’Enéas/ L’Enéide de Virgile

La large place qu’accorde le Roman d’Enéas[1] à la peinture de l’amour et des sentiments se traduit notamment par le rôle accru des personnages féminins, en comparaison au modèle virgilien. Avatar des trois déesses du jugement de Pâris, une triade d’héroïnes occupe le devant de la scène : Dido, Camille et Lavine[2] . Elles sont entourées d’une cohorte de personnages secondaires - mères[3] et sœurs notamment. La présente étude portera sur un personnage discret, apparent factotum de Dido : sa sœur Anna, qui l’accompagne tout au long de sa dérive amoureuse.

Il s’agira de cerner le rôle et les enjeux de ce personnage à première vue secondaire, cantonné à l’épisode carthaginois. Une étude comparée du personnage antique et de sa réécriture médiévale permet de mettre au jour l’ambiguïté d’Anna [4] . Double de Dido, sa sœur participe du réseau gémellaire mis en place par le clerc médiéval, notamment par le biais de l’onomastique. Cette dimension spéculaire reflète l’écriture duelle du Roman d’Enéas, clivée entre l’ancienne langue latine et la nouvelle langue romane.

Anna, la sœur de Didon, apparaît dans le livre IV de l’Enéide, où Virgile dépeint les souffrances d’amour de la Carthaginoise, et occupe le rôle traditionnellement dévolu à la nourrice[5] . Complexe, le personnage d’Anna possède une histoire antérieure à l’œuvre virgilienne et, dans certaines traditions littéraires, survit même à la Carthaginoise. Dans les notes de leur nouvelle traduction de l’Enéide, Anna-Marie Boxus et Jacques Poucet soulignent que les relations privilégiées, voire amoureuses, entre Anna et Enée, sont corroborées dans d’autres textes antiques. Ovide raconte qu’après la mort de Dido, Anna réduplique le destin de la Carthaginoise, et se suicide par amour pour Enée :

La tradition primitive ne semble pas attribuer à Elissa/Didon une soeur confidente. Toutefois le thème de l'amoureuse qui se confie à un proche est ancien. Le personnage d'Anne pourrait être rapproché par certains aspects, notamment structuraux, de celui de Chalciopé, la soeur de Médée chez Apollonius de Rhodes (par exemple Argonautiques, 3, 669-739), mais les différences restent grandes, ne serait-ce que parce que Médée ne se confie pas vraiment à sa soeur. On ne peut cependant pas exclure que Virgile ait imaginé, sur le modèle d'Apollonius, le personnage d'une soeur de la reine qui aurait porté le nom d'Anna et qui en serait la confidente. Mais la question n'est pas simple, car Anna peut avoir fait partie de la légende d'énée avant Virgile. En effet Varron faisait intervenir à Carthage, une Anna qui, amoureuse d'énée, serait morte sur le bûcher. Nous devons l'information au commentaire de Servius : "Selon Varron, ce ne serait pas Didon, mais Anna, qui, poussée par son amour pour énée, aurait trouvé la mort dans le bûcher" (Servius, 4, 682) et "Il faut savoir que, pour Varron, énée avait été aimé par Anna" (Servius, 5, 4). Mais on ne connaît rien des rapports que Varron établissait entre cette Anna et Didon. Rien en tout cas ne dit que l'Anna de Varron était la soeur de Didon. Peut-être la version varronienne était-elle assez différente de celle de Virgile. Quoi qu'il en soit, l'histoire d'Anna ne se terminera pas avec Virgile. Ovide en imaginera la suite dans ses Fastes, 3, 545-655 : après la mort de Didon, Carthage est attaquée par Iarbas et Anna doit fuir. Après un long périple, la soeur de Didon rejoint le Latium et retrouve énée, mais victime de la jalousie de Lavinia et craignant pour sa propre vie, elle se jette dans les eaux du Numicus et, sous la nom d'Anna Perenna, devient une nymphe du fleuve. [6]

Au XIIe siècle, le clerc médiéval respecte globalement sa source virgilienne : il fait intervenir Anna aux mêmes moments que dans l’Enéide, et selon des modalités similaires. Notons que le seul passage où le clerc médiéval se démarque de l’Enéide est l’évocation des funérailles, motif privilégié qui connaîtra une vaste amplificatio au sein du roman avec les funérailles de Pallas et de Camille, et la description de leur somptueux tombeau (v. 6472-6591 & 7594-7790).

Tableau 1
Passage Enéide[7] Roman d’Enéas
Didon avoue à Anna
son amour pour Enée
v. 8 - 59 v. 1353-1475
Didon envoie Anna comme
messagère auprès d’Enée,
qui demeure inflexible
v. 416 - 449 v. 1968-1985
Didon cache à Anna le
sinistre présage
v. 456
Didon évoque la sorcière
et demande à Anna de préparer le
bûcher
v. 476 - 503 v. 1988-2037
Didon accuse Anna d’être
responsable de sa mort
v. 548 - 551
Planctus d’Anna sur le corps
de Didon
v. 672 - 687 v. 2160-2197
Anna organise les funérailles de Didon v. 2214-2229

Le personnage d’Anna apparaît ou est mentionné sept fois dans l’Enéide, cinq fois seulement dans le Roman d’Enéas. Le clerc médiéval a minoré le rôle de la sœur de Dido, en gommant notamment certains propos de la reine. Ainsi, quand Didon envoie sa sœur demander à Enée de retarder son départ, elle pense qu’Anna saura faire fléchir Enée :

/…/ Miserae hoc tamen unum
exsequere, Anna, mihi ; solam nam perfidus ille
te colere, arcanos etiam tibi credere sensus;
sola viri mollis aditus et tempora noras (v. 420-423) [8] <

Jacques Perret commente ces vers

Il a existé des légendes sur les amours d’Enée et d’Anna ; Virgile y ferait-il allusion ici ? Ou sont-elles nées de rêveries érudites sur ces vers mêmes ? [9]

Ce détail dresse un portrait équivoque d’Anna, confidente de Didon mais aussi d’Enée. Au moment où le Troyen refuse de rester, Virgile évoque des larmes versées, mais ne précise pas qui pleure, cultivant là encore l’ambiguïté.

Mens immota manet, lacrimae uoluontur inanes. (v. 449) [10]

Si ces larmes sont celles d’Anna, elles peuvent aussi bien traduire sa compassion pour Didon que sa peine de voir son ami intime partir. Anna possède une part de responsabilité dans les malheurs qui accablent sa sœur : en effet, au moment où Didon s’apprête à mourir, elle accuse Anna d’avoir contribué à sa perte en l’incitant à aimer Enée :

Tu lacrimis euicta meis, tu prima furentem
His, germana, malis oneras atque obicis hosti. (v. 548-549) [11]
L’épopée antique dessine d’Anna une image ambiguë, qui oscille entre la confidente et l’instigatrice. Le clerc médiéval ne semble conserver que la première facette du personnage, mais la seconde apparaît pourtant en filigrane. Anna recueille en effet les confidences de sa sœur, et lui fait avouer son amour pour Enéas :

« Anna, je muir, n’i vivrai, suer.

- Qu’avez-vous dont ? – Fault mon cuer.

- Avez-vous mal ? – Toute sui saine.

- Que est ce dont ? – D’amor sui vaine,

nel pui celer, je ain. – Et qui ?

- Je le diray, par foy, celui… »

- Et quant elle le dut nommer,

si se pama, ne pot parler. (v. 1354-1361)

Le rythme binaire traduit la brièveté des questions et des réponses, ainsi que leur rapidité. Cette écriture placée sous le signe du double emblématise les relations qui unissent les deux sœurs, comme nous le verrons plus loin. Non contente de participer au dévoilement de cet amour, Anna concourt à l’exacerber, comme pour précipiter sa sœur vers l’issue fatale :

Bien fu la dame ainçois esprise,
Et sa suer l’a en greignor mise ;
D’amor estoit bien enflambee :
Plus l’en a ceste atalentee,
Confortee l’a malement :
Se n’eüst onques en talent
Et ne l’eüst onques amé,
Si li a ceste amonesté. (v. 1468-1475)
Le planctus qu’elle prononce sur le corps de Dido ne laisse pas de doute sur sa responsabilité, qui provoque un profond sentiment de culpabilité :

Tableau 2
« Lasse, fait elle, mal eüree !
Je meïsmes ay aprestee
La mort dont elle s’est occise !
Suer, est ce dont le sacrefisce
Que rouvates appareillier ?
Estoit ce dont a ce mestier ?
Je vous ai morte voirement,
Mais ne l’ay fait a escïent.
Je fis ce que me commandastes ;
/or voi je bien que m’engignastes ;/
Or m’en repent, mais c’est a tart.
Suer, est ce dont icel esgart
Que devïez avoir trouvé
Et porveü et esgardé
Com vous seroit amors legiere ?
Et ou est ore la sorciere
Qui si forment set enchanter,
Qui vous devoit faire oublïer ?
Je vous ai fait moult las service,
Car par mon fait estes occise.
La sorciere dut enchanter
Par quoy le deüstes oublïer.
Ci a moult lait enchantement,
Ce veons nous apertement :
Beü avez poison mortal
Pour entroublïer le vassal.
Ne vous membrera mais oan
De l’amistié au Troyean.» (v. 2168-2194)

Des brèves stichomythies du dialogue à la longue plainte du monologue s’amplifient les prises de parole d’Anna : le portrait moral du personnage acquiert progressivement plus d’épaisseur. En revanche Anna n’est jamais décrite physiquement[12] : elle se construit par le dire et le faire.

Les enluminures du manuscrit D peuvent nous renseigner sur la réception de ce personnage au XIVe siècle. Le frontispice du Roman d’Enéas[13] , qui illustre la fuite de Troie et l’épisode carthaginois, reproduit six scènes, dans lesquelles Dido apparaît trois fois. Personnage secondaire, Anna n’est pas représentée. Dans l’ensemble des enluminures qui ornent le Roman d’Enéas dans le manuscrit D ne sont représentés que les personnages féminins directement liés au héros éponyme - Dido, Lavine, sa mère, et Vénus -, plus précisément les femmes qui éprouvent de l’amour ou de la haine pour le héros. Anna n’a pas sa place parmi elles, pas plus que Camille - le texte accorde pourtant une place de choix aux deux portraits de la reine des Volsques, l’un en habits d’apparat, l’autre en armes (v. 4046-4135 & 6980-7001).

Inféodée à Dido, Anna disparaît du récit après avoir organisé les funérailles de sa sœur – le clerc médiéval respecte ainsi sa source virgilienne. Cette particularité semble bien définir Anna comme un personnage secondaire, c’est-à-dire dépendant des protagonistes principaux.

Bien plus qu’une confidente, Anna est liée à sa sœur par une relation spéculaire, comme le suggère l’onomastique. Dans le texte virgilien, Anna apparaît déjà comme le double de Didon. A l’ouverture du Livre IV ; elle est présentée pour la première fois comme « l’autre âme » de Didon : cum sic unanimam (v. 8). Cet attachement est réciproque ; quand Anna répond à la reine, elle la nomme « plus chère à ta sœur que ne l’est la lumière » : luce magis dilecta sorori (v. 31). Dans le Roman d’Enéas, les deux syllabes du nom de la reine Di/do se lisent comme une paronomase : l’aspect binaire est apparent, mais fallacieux. Dans le nom de sa sœur, An/na, la figure du palyndrome dessine un miroir qui se situerait au centre du mot, où se disent la négation, le manque et l’incomplétude. Alors que le nom même de Dido traduit que son aspiration au couple amoureux est vouée à l’échec, celui de sa sœur lui ouvre en revanche la possibilité d’un autre type d’union : le couple gémellaire, placé sous le signe du miroir, séduisant mais fallacieux.

A l’autre extrémité du texte, un autre personnage forme un couple avec Anna : Maupriant[14] , le messager d’Enéas, qui apparaît dans l’épisode final de l’échange des anneaux, propre au [editado por el Editor en Jefe] [15] . Alors qu’Anna avait échoué lors de son ambassade auprès d’Enéas, Maupriant s’acquitte parfaitement de sa tâche et restaure le lien d’amour entre le Troyen et Lavine (v. 10138-10287). Tout se passe comme si ce personnage rédimait celui d’Anna : se contentant de répéter les paroles d’Enéas et celles de Lavine en retour, Maupriant ne possède aucune présence ni épaisseur, et ne risque donc pas d’entraver l’amour ou la destinée des amants. Pourtant, l’un comme l’autre manifestent leurs erreurs et leurs failles par leur nom : la négation n’a dans le nom d’Anna (comme dans Enéas) fait écho au préfixe privatif mal de Malpriant. Rappelons que le clerc médiéval a procédé à une clarification de l’onomastique par rapport au texte virgilien, et a notamment éliminé le nom de certains personnages secondaires[16] . On peut donc présumer que celui du messager, absent du texte virgilien, est significatif. Mais quel est son sens ? S’agit-il d’une antiphrase : « celui qui prie mal » pour désigner « celui qui délivre parfaitement la prière d’amour » ? Dans les chansons de geste, comme dans le Roman de Thèbes et le Roman de Troie, certains personnages négatifs possèdent un nom préfixé en mal- ou mar-. Ici le messager est un adjuvant du couple, qui disparaît du récit sitôt sa mission accomplie – se peut-il que son nom renvoie simplement à la difficulté de sa tâche ? Le nom de Malpriant peut également s’éclairer grâce à l’onomastique du roman : il s’agit du nom de Priam[17] , précédé du suffixe privatif (Prianz v. 19 vs Mauprianz v. 10121). Ces deux noms s’opposent, au début et à la fin du Roman d’Enéas, à l’instar de leurs rôles respectifs : mort à Troie, Priam a précipité la fin de son règne et de sa cité en défendant le couple illégitime formé par Pâris et Hélène ; Maupriant permet quant à lui l’affirmation du couple en devenir constitué par Enéas et Lavine, union qui va fonder une ville et une lignée nouvelles. Priam symbolise l’Histoire antique, alors que Maupriant, dépourvu d’histoire, sort du roman comme il y était entré, en passant inaperçu : les deux personnages semblent liés par une relation spéculaire en chiasme. Il ne s’agit là que d’une hypothèse ; quoiqu’il en soit, le jeu de miroir entre les deux noms s’inscrit dans l’esthétique du double qui préside à l’organisation du système de personnages dans ce roman.

Une grande partie des personnages du Roman d’Enéas vont par deux et constituent autant de couples aux modalités variées. Il en va ainsi de Pallas et de Camille, analysés par Jean-Charles Huchet, qui insiste sur l'écriture en miroir de ces personnages :

Pallas : double de Camille, mais double inversé, comme au miroir. Camille ajoute des vertus viriles à une féminité biologique /.../ Pallas, la féminité à sa masculinité originelle, en l'espèce d'une beauté gracile que ne corrige aucune pilosité virile[18] .

Nisus et Eurialus sont la réduplication du même à l'identique. Jumeaux, ils possèdent un seul corps pour une même âme :

une ame somes et un cors ; (v. 4947)

Raymond J. Cormier qualifie la relation qui les unit de « lien mystique » :

On le nomme aussi « échange » ou « amour substitué » et « coinhérence » ; il s’agit d’une notion quasi folklorique, associée souvent à des croyances au compte des jumeaux identiques. [19]

Cette conception du couple gémellaire est héritée du mythe des Androgynes développé par Platon dans Le Banquet : il s’agit de retrouver sa moitié originelle et originale afin d’accéder à la plénitude et donc à l’amour. Cette analyse ne correspond cependant pas au couple que la Carthaginoise constitue avec sa sœur. Il faut plutôt voir en Anna une facette psychologique de la Carthaginoise, la sagesse et la raison que l’amour lui a fait perdre[20] . Dans cette perspective, la sorcière (v. 1990-2033) en serait une autre – elle incarne la clergie et la magie qui auraient permis à Dido de retenir Enéas. Les différents personnages féminins qui gravitent autour de la reine de Carthage se lisent comme autant de projections fantasmées de la femme qu’elle aurait aimé être. Si les couples sont déjà présents dans version antique, ils sont exacerbés dans l’adaptation médiévale. Le clerc médiéval élabore systématiquement ses personnages sur le mode binaire, ménageant des échos entre les personnages principaux et secondaires. Concernant Pallas et Camille, Aimé Petit note que

Cet intérêt pour deux personnages secondaires vient sans doute de ce que chacun d’eux représente le substitut du héros de chaque camp, Pallas pour Enéas et Camille pour Turnus. Dans les deux cas, il s’agit d’un être cher à ce héros qui, au cours du planctus qu’il prononce, se juge responsable de sa mort. [21]

C’est l’inverse qui se produit pour Anna et Dido : le personnage secondaire survit au personnage principal, prononce un planctus et organise ses funérailles, puis disparaît du champ narratif.

Pourquoi une telle prédilection pour les paires de personnages ? On peut y voir une réminiscence de la chanson de geste, où les héros vont le plus souvent par deux, en vertu du compagnonnage – Roland et Olivier, Ami et Amile, etc. Dans une perspective plus générale,

on pourrait se demander si cet enchâssement d’oppositions binaires n’est pas une des lois les plus générales du fonctionnement des personnages littéraires. Les systèmes sémantiques (qualités ou défauts moraux /de l’âme/ pour le héros, marques physiques /de l’animalité/ des personnages secondaires) et rhétorique (structures syntaxiques complexes/systèmes métonymiques ou métaphoriques stéréotypés) compléteraient cette conception manichéenne de l’univers livresque en plaçant l’individu-héros au centre d’un réseau de relations hiérarchisées, sorte de sphère armillaire à la périphérie de laquelle se dissoudraient les personnages secondaires, les pantins, les « utilités ». [22]

Le personnage médiéval ne semble pas pouvoir exister dans son individualité, mais seulement complété par d’autres, qui éclairent et infléchissent son comportement. Dans le Roman d’Enéas, le réseau de personnages s’organise en une série de diptyques, qui traduisent le caractère obsessionnel du chiffre deux. Pareille insistance invite à soulever le voile, à lire entre les lignes l’integumentum, les commentaires du clerc sur le texte en train de s’écrire.

L’écriture en diptyque qui préside à l’organisation des personnages intervient également au niveau des épisodes. Par exemple, deux cérémonies funèbres sont consacrées à Pallas, ce qui enrichit le processus de redoublement et de réduplication qui parcourt l'ensemble du roman[23] . L'auteur médiéval décrit le même épisode, d'abord en restant fidèle à sa source latine, puis en s'en écartant pour ancrer sa narration dans le XIIe siècle. La nouvelle parure revêtue par Pallas illustre la translatio du texte latin à l'œuvre romane. L'apprentissage du clerc passe par l'imitation, qui n'entrave pas l'originalité mais conduit à une écriture nouvelle. De même, la myriade de personnages qui se rédupliquent et se croisent forme un réseau de chiasmes qui dessine cette écriture duelle, tendue entre le latin et le roman[24] .

L’écriture spéculaire du Roman d’Enéas a été dès longtemps soulignée et analysée, en se fondant notamment sur les couples. Il s’agissait ici d’éclairer un personnage qui participe de ce processus : Anna, la sœur de Dido. Miroir de la Carthaginoise, Anna entretient des relations spéculaires avec d’autres personnages, notamment Maupriant, le messager d’Enéas. Si Anna emblématise l’antique confidente, à la fois consolatrice et instigatrice, Maupriant incarne le messager parfait, sans histoire et sans tache. De l’Antiquité au Moyen Age, le personnage acquiert plus de liberté et se délivre des entraves de l’Histoire. En filigrane de l’évolution des personnages se lit la translatio du texte, le travail du clerc qui s’ente sur le texte latin pour faire naître la nouvelle littérature en langue romane.

Notas

[1]Le Roman d’Enéas. Edition critique d’après le manuscrit B. N. fr. 60, traduction, présentation et notes d’Aimé Petit, Paris, Le Livre de Poche, 1997 (Lettres Gothiques). Cet ouvrage constituera notre édition de référence. Retour

[2]Consulter l’ouvrage de J.-C. Huchet, Le roman médiéval, Paris, P.U.F., 1994 (Littératures modernes). Retour

[3]Voir La mère au Moyen Age, Actes du colloque du Centre d’Etudes Médiévales et Dialectales de Lille3. Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 25, 26, 27 septembre 1997, textes réunis par Aimé Petit dans Bien lire et Bien aprandre. Revue de Médiévistique, n° 16, Lille, Atelier National de reproduction des Thèses, 1998. Retour

[4]Pour la comparaison entre l’œuvre virgilienne et son adaptation médiévale, voir les ouvrages suivants : Ph. Logié, L'Enéas, une traduction au risque de l'invention, Paris, Champion, 1999 (Nouvelle Bibliothèque du Moyen Age) ; F. Mora, L'"Enéide" médiévale et la naissance du roman, Paris, PUF, 1994 (Perspectives littéraires). Retour

[5]Par souci de simplification, le clerc médiéval a effacé le personnage de Barcé, vieille femme nourrice de Sychée, chargée par Didon d’aller chercher Anna afin de préparer le bûcher (Enéide, IV, v. 630-642). Retour

[6]Site de la Bibliotheca Classica Selecta (Université Catholique de Louvain), http://bcs.fltr.ucl.ac.be/virg/Retour

[7]L’Enéide, (livres I-IV), texte établi et traduit par Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 1981. Retour

[8]« Dans mon malheur, chère Anna, rends-moi encore un office ; car pour toi seule le perfide avait des égards, il te confiait jusqu’à ses pensées secrètes ; seule tu savais ses bons moments et les manières de l’approcher ». Retour

[9]id., p. 126, note 2. Retour

[10]« Son jugement demeure inébranlé, ses larmes roulent sans effet ». Jacques Perret commente ce vers : « Ici les larmes pourraient être aussi bien celles d’Anna, celles de Didon, voire de tous les témoins de ces scènes déchirantes. Nous croyons que c’est Enée qui pleure /…/ », id., note 1, p. 127. Retour

[11]« Et c’est toi, vaincue par les larmes, toi la première, chère sœur, qui me charges en mon délire, sous ces maux et m’exposes à l’ennemi. » Retour

[12]Dido n’est que brièvement décrite dans le texte, en habits d’apparat lors de son départ pour la chasse (Roman d’Enéas, v. 1549-1571). Retour

[13]Cette enluminure est partiellement reproduite sur la couverture de l’édition de référence. Retour

[14]Ce noms possède des graphies variées : Malpriant, 10083 ; Mauprianz, 10121 ; Maupria, 10127 ; Mauprians, 10277. Cf. l’index des noms propres, p. 633. Retour

[15]Editado por el Editor en Jefe. Retour

[16]Voir Aimé Petit, Naissances du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du XIIe siècle, Paris, Champion, 1985, 2 vol., vol. 1, p. 217-218. Retour

[17] Prianz 19, Priamus, 136, Priant, 1368. Retour

[18]« L'Enéas, un roman spéculaire », dans Relire le "Roman d'Enéas", Etudes recueillies par J. Dufournet, Paris, Champion, 1985 (Unichamp), p. 63–81, en particulier p. 70. Retour

[19]« Le lien mystique. Topos classique quasi-virgilien transposé et adapté au XIIe siècle », dans Les Etudes Classiques, Namur, Facultés Universitaires N. D. de la Paix, 1993, tome LXI, n°4, p. 309-315, en particulier p. 312. Retour

[20]Retour

[21]Roman d’Enéas, op. cit., introduction, p. 14. Retour

[22]Dictionnaire des littératures de langue française, op. cit., vol. III, p. 1865. Retour

[23]Le Roman d'Enéas, Paris, Champion, 1985 (Traductions des Classiques français du Moyen Age), note des vers 6133–6528, p. 147. Retour

[24]« Le « chiasme narratif » apparaît comme la figure de composition d’un récit se désintéressant de l’extérieur (du modèle, du référent), qui se replie sur soi, se divise, se diffracte et s’engendre de l’autre à partir du même. En organisant le dédoublement et l’inversion de séquences narratives, le chiasme se donne pour le trope de la réflexion du récit par/sur lui-même ; il met en scène la division inhérente à un récit appelé à prendre conscience de soi dans une répétition décalée, à se voir en train de se faire ; il met en fiction la « poétique » inhérente au récit, « poétique » qui, inséparable de la narration, reste incluse au récit, double et excède en profondeur la poétique de la rhétorique latine et impose sa loi au texte tuteur », dans « L’Enéas : un roman spéculaire », art. cit., p. 74. Retour