Le Tour de la France par deux enfants:une initiation à la fraternité et à l'amour de la patrie

« Par un épais brouillard du mois de septembre, deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifié e qu’on appelle la porte de France. » [1] C’est ainsi que commence l’aventure d’André et de Julien, les deux héros du Tour de la France par deux enfants, aventure qui, au fil des ans, tient en haleine des millions de petits Français. En effet, cet ouvrage de « lecture courante pour le Cours Moyen, avec plus de 200 gravures instructives pour les leçons des choses par G. Bruno » [2] comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, fut un incontestable succès de l’édition française : 8 millions et demi de volumes. Chiffre énorme « on ne sait trop par quoi il faudrait le multiplier pour obtenir celui des lecteurs effectifs : car c’était le livre le plus réclamé de la bibliothèque scolaire (…) celui dont, on pouvait, sans coup férir citer le titre : le seul, parfois de toute la littérature nationale. »[3] Véritable roman scolaire destiné à instruire tout en divertissant, le Tour de la France par deux enfants fut donc le livre phare de l’école primaire de la IIIe République.

En fait, la recette de l’ouvrage est bien simple et n’a rien de nouveau, une recette dont le succès avait déjà é té attesté avec Les Aventures de Télé maque de Fénelon et tant d’autres romans du même genre. L’écrivain met en scène deux enfants en détresse qui se trouvent dans l’obligation de parcourir le pays. Ils entreprennent ainsi un voyage initiatique, au cours duquel ils rencontrent des gens, affrontent des situations difficiles et surmontent des obstacles avant d’atteindre leur but.

Dans la présente étude, nous nous proposons d’examiner cet ouvrage qui se veut « à la fois roman d’apprentissage, traité de bonheur, manuel pour remplir les papiers administratifs, soigner les vaches, se débrouiller à la poste » [4] afin de saisir la logique sur la quelle il s’articule, et de dé celer le mécanisme selon lequel s’organise le voyage. Nous chercherons à dé couvrir comment il s’inscrit dans la lignée des voyages initiatiques. Nous tenterons également d’analyser la portée et l’idéal qui sous-tendent ce périple ainsi que son traitement de l’idéologie diffusée par la jeune République, pour comprendre le succès incomparable de ce roman dont la ré putation n’est plus à faire.

En fait, plusieurs influences s’entrecroisent dans cet ouvrage. Déjà une intuition très vieille des sociétés les fait porter leurs jeunes mâles aux bornes de leurs territoires dans un but d’épreuve et de formation. C’est le cas des « éphèbes » de l’Athènes classique dont nous parle Aristote dans sa Constitution d’Athènes :

A l’âge de dix-huit ans, [les éphèbes] sont inscrits parmi les démotes (…) les pères élisent trois (…) citoyens âgés de plus de quarante ans pour veiller sur eux. (…) Ils reçoivent de l’état un bouclier rond et une lance et (…) tiennent garnison dans les forts situés aux frontières. (...)A l’expiration des deux années, les éphèbes mènent la même vie que les autres citoyens. [5]

Patrick Cabanel note dans cette pratique une marginalité provisoire qui frappe l’éphèbe :

Citoyen en devenir dont le statut est caractérisé par la polarité ou l’inversion symétrique, jeune homme devenant adulte au terme d’une initiation qui se déroule aux marges du groupe (…) le combat sur les limites, la ruse du chasseur nocturne au lieu de l’affrontement loyal à la manière du hoplite (le soldat) [6]

Comment ne pas reconnaitre là le schéma du Tour de la France par deux enfants où, comme dans le rituel athénien, les jeunes hé ros deviennent adultes après avoir passé par la limite, la nuit et la peur et où ils acquièrent la nationalité française après l’avoir mérité au terme de leur épreuve. Pour sa part, Jean Perrot, retrouve dans le roman, grâce à cette traversée au milieu des montagnes, les traces du mythe d’Asdiwal, un mythe primitifétudié par Lévi-Strauss, où « Le héros doit franchir des montagnes pour parvenir à ses fins et rétablir l’équilibre rompu. Il n’y aurait de véritable arrachement à la quotidienneté, de condition nécessaire à l’initiation, que par cette montée et ce passage de l’autre côté du col. » [7] Notre roman est donc un roman d’apprentissage où les protagonistes sont contraints à braver maints dangers pour survivre. Il s’inscrit ainsi dans la filiation du voyage pédagogique qui, depuis l’Antiquité, marque la conscience humaine avec des chefs d’œuvre comme l’Iliade et l’Odyssée, passant par Les Aventures de Télémaque et Les Aventures de Pinocchio.

Dès les premières lignes, nous sommes surpris par l’atmosphère onirique où baigne le roman avec cette fuite dans la nuit, au milieu de la montagne et de la forêt : « Tous deux marchaient rapidement, sans bruit ; l’air inquiet. Malgré l’obscurité déjà grande, ils cherchaient plus d’obscurité encore et s’en allèrent cheminant à l’écart le long des fossés. » [8] Plus loin, nous retrouvons les deux garçons perdus en pleine forêt, dans un environnement lugubre envahi par la nuit et le brouillard qui leur cache les étoiles, une scène qui, selon Patrick Cabanel, rappelle les contes pour enfants, surtout le Petit Poucet. Mais, dans cette version moderne, les cailloux sont remplacés par les étoiles pour mettre en relief l’importance de l’instruction et l’utilité empirique des cours de l’école :

A l’ouest derrière les Vosges, le soleil venait de se coucher ; la campagne s’obscurcissait Sur les hautes cimes de la montagne, au loin, brillaient les dernières lueurs du crépuscule, et les noirs sapins, agitant leurs bras au souffle du vent d’automne, s’assombrissaient de plus en plus. Les deux frères s’avançaient sur le sentier se tenant par la main ; bientôt ils entrèrent dans des bois qui couvraient toute cette contrée. [9]

A la lecture de ce passage, les petits écoliers devaient frissonner d’émoi et d’inquiétude en pensant au sort de ces jeunes garçons. En effet, l’ouvrage se distingue des autres romans du genre scolaire par ce charme inquiétant et par cette volonté de plaire; nous n’y retrouvons pas cette sécheresse et ce manque d’attrait qui caractérisaient souvent les œuvres didactiques. L’auteure cherche en fait à capter l’attention de ses petits lecteurs en alliant suspens et pathétique. Ces derniers frémissent donc à la pensée d’un éventuel péril, tremblent à l’approche d’une menace et soupirent de soulagement quand les enfants sont épargnés…même s’ils ignorent la nature du danger, ce qui évidemment, ne nuit en rien à l’effet de suspens.

Pourtant, si nous devons attendre le troisième chapitre pour découvrir le secret de nos deux voyageurs, qui se risquent ainsi en pleine nuit et pour comprendre la raison de leur inquiétude, la charge émotionnelle, elle, est donnée d’emblée avec l’évocation de leur état: deux orphelins d’Alsace-Lorraine, voilà ce qui conjugue sans phrase l’innocence et le malheur. D’ailleurs, la description des protagonistes que nous donnent les premières pages du roman ne fait qu’appuyer cet effet émotionnel en soulignant le thème du grand frère protecteur et celui du courageux garçon délicat :

L’aîné des deux frères, André, âgé de quatorze ans, était un robuste garçon, si grand et si fort pour son âge (…) il tenait par la main son frère Julien, un joli enfant de sept ans, frêle et délicat comme une fille, malgré cela courageux et intelligent (…) A leur vêtement de deuil, à l’air de tristesse répondu sur leur visage, on aurait pu deviner qu’ils étaient orphelins. [10]

De même, le but de leur voyage n’est pas moins touchant, comme ils nous l’apprennent quelques pages plus loin. Voulant respecter la dernière volonté de leur père et la promesse qu’ils lui firent sur son lit de mort, André et Julien quittent clandestinement leur village natal pour garder leur nationalité française :

On se trouvait alors en 1871(…) quelque temps après la mort de leur père, les deux enfants avaient songé à passer en France comme ils le lui avaient promis. Mais (…) les Allemands refusaient aux jeunes orphelins la permission de partir, et les considéraient bon gré mal gré comme des sujets de l’Allemagne. André et Julien n’avaient plus alors d’autre ressource pour rester fidèles et à leur pays et au vœu de leur père, que de passer la frontière à l’insu des allemands et de se diriger vers Marseille, où ils tâcheraient de retrouver leur oncle (…) ils le supplieraient de leur venir en aide et de régulariser leur situation en Alsace. [11]

Partis donc à la recherche de leur oncle, les deux enfants se lancent sur les routes et affrontent, sous les yeux admiratifs des écoliers, incendies, maladies et tempêtes. Ces derniers les suivent d’étape en étape, dans leurs déplacements, partagent leurs expériences et assimilent leur apprentissage. Les chapitres, dont les titres résument de façon limpide la portée pédagogique, fournissent à l’auteure l’occasion d’inculquer aux jeunes lecteurs à travers des exemples romancés, différentes vertus jugées indispensables. C’est ainsi qu’ils sont exposés au danger de l’imprudence et au prix de l’honnêteté, qu’ils comprennent l’importance de la propreté et la valeur de la sincérité.

Tout au long de leur périple, un sentiment puissant se tisse entre ces deux enfants et des inconnus rencontrés au hasard du voyage et qui les marquent profondément. Au départ, André et Julien sont secourus par le père Etienne, l’ancien camarade de leur père, mais ensuite, ils sont également aidés par des gens qu’ils croisent sur leur chemin : Fritz le garde forestier, les gendarmes rencontrés près de Besançon et tant d’autres. En apprenant leur histoire et le but qu’ils cherchent à atteindre, tous ces inconnus leur viennent en aide parce qu’ils se sentent solidaires avec leur désir de rester français. Passé un premier moment de méfiance, Madame Gertrude se montre très maternelle avec eux, tout comme M. Gertal qui les parraine un bout du chemin et leur apprend énormément de choses. En fait, dans leurs relations avec Madame Gertrude et M. Gertal, les orphelins obtiennent beaucoup plus que de l’aide, ils reçoivent une affection pure et sincère. Affection assez puissante pour perdurer plus que trente ans, comme nous le découvrons à la fin de l’ouvrage dans le cas de M. Gertal. De même, un lien très fort se tisse entre eux et Jean-Joseph, un autre orphelin, rencontré lors du voyage. En suivant le périple de nos deux héros, on est surpris en constatant qu’ils ne sont jamais solitaires, que, en aucun moment, ils ne nous donnent l’impression d’être abandonnés. On en vient parfois à oublier leur état d’orphelins tant ils ont toujours l’air de vivre en famille. En effet, le chemin des deux héros est jalonné par des substituts du père qu’ils ont perdu: le père Etienne, M. Gertal, Jérôme, le père Guillaume et finalement l’oncle Frantz. Ces figures masculines, qui les adoptent pour un moment, se chargent de leur éducation et leur servent de mentor. De même, ils rencontrent parfois des femmes qui les logent, des « mè res aubergistes », comme celles du parcours traditionnel des compagnons: la mère Etienne, Madame Gertrude et la fermière de Celles. Cependant, les figures fé minines sont plutôt rares dans le roman, d’une part, pour respecter le schéma de l’épreuve initiatique, qui se déroule plutôt dans un environnement masculin, d’autre part, pour mieux mettre en relief, l’image maternelle par excellence, celle de la France, la mère-Patrie.

Cependant, Le Tour de la France par deux enfants n’est pas uniquement un roman d’initiation du genre classique. Il a également l’ambition d’être un roman de la nation, un « Livre-Nation » comme celui dont rêvait Goethe pour l’Allemagne, une sorte de Bible laïque et nationale qui résumerait le génie de la nation et mettrait en relief ses atouts et ses vertus. C’est donc un apprentissage de la France que l’ouvrage cherche à inculquer aux é coliers, comme le précise l’auteur dans la préface :

On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays : s’ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l’aimeraient encore d’avantage et pourraient encore mieux le servir. (…) En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains à travers la France entière, nous avons voulu la leur faire pour ainsi dire voir et toucher. En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques autour de l’idée de la France, nous avons voulu présenter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l’honneur, par le travail, par le respect profond du droit et de la justice. [12]

Avec nos jeunes héros, les petits Français découvrent les papeteries d’épinal, les manufactures de tissage de Lyon ou encore l’incontournable Creusot. C’est tantôt, André, admiratif et ébloui, qui leur révèle les secrets de la nouvelle technologie :

Imaginez-vous, dit André, que j’ai accompagné le premier ouvrier du patron qui allait faire une réparation dans une usine. ( …) J’ai vu aujourd’hui des chiffons devenir du papier, et cela se faisait tout seul : les ouvriers n’avaient qu’à regarder et à surveiller la machine. Au fond de la salle, les chiffons étaient dans de grandes cuves, où j’entendais remuer une sorte de maillet qui les broyait pour en faire une bouillie. [13]

Ou tantôt, le mentor du moment qui les initie aux différents métiers. Les jeunes lecteurs visitent ainsi aux grés des périples de nos voyageurs des ateliers d’horlogerie au Jura, de coutellerie en Auvergne et une filature de lin à Lille. Ils apprennent comment se fait le métier, l’histoire de son perfectionnement et surtout son importance nationale.

Car ce sont toujours des populations énergiques et capables que rencontrent nos deux orphelins partout où ils s’arrêtent. Ce sont des gens consciencieux et responsables qui ché rissent le travail et l’effort. « Oh ! pensa Julien, (…) je vois qu’il n’y a pas que la Lorraine où l’on sache bien travailler. C’est égale, je n’aurais jamais cru que ce fut dans les fermes que l’on fît les choses délicates de l’horlogerie »[14] en visitant une modeste ferme lors de son passage au Jura. En effet, c’est une France industrieuse et débordante d’activité que parcourent nos héros, une France en chantier qui se relève et se construit par l’effort de ses enfants, une France qui cherche à récupérer la place qu’elle mérite entre les nations et à assumer sa mission universelle. « Travailler est dé jà bien, mon enfant ; mais travailler avec tant d’art et de conscience que notre patrie puisse tenir le premier rang au milieu des autres nations, c’est un honneur dont on peut être fier » [15] déclare Mme Gertrude à Julien quand elle l’emmène au marché d’Epinal.

Pourtant, malgré les visites aux usines de l’industrie de pointe et les arrêts dans les grandes villes telles que Lille et Besançon, c’est dans un univers majoritairement rural qu’évoluent les personnages. Ce sont les fermes et les villages qui semblent être les lieux de prédilection du roman ; c’est la fabrication du vin et du fromage, c’est l’élevage des vaches et des porcs qui tiennent une plus grande place dans l’économie de l’œuvre et émeut le plus les enfants. Ce qui fait dire à Daniel Halévy que la France que traversent les deux orphelins est une France archaïque, une France nostalgique d’un monde perdu. Cependant, il faut nuancer cette critique. Il est vrai que le roman met en scène une France artisanale et agricole, mais, en 1877, la société de l’hexagone, malgré le développement scientifique et industriel, restait en grande partie paysanne. Et, c’est justement à cette France rurale, à ceux qui resteraient dans la campagne, et qui n’effectueraient d’autre voyage que pour faire leur service militaire, que s’adressait le roman. C’est cette masse populaire que ciblait effectivement l’enseignement primaire. En suivant les aventures d’André et de Julien, ces milliers de petits paysans s’identifient facilement aux personnages qui évoluent dans un univers qui leur est familier. Bien plus, c’est ce monde rural, modeste et souvent négligé qui se trouve, du coup, valoriser par le biais des deux orphelins et entraîne la pleine adhésion de ses habitants dans l’espace national. Pour mesurer le sentiment d’identification et la force mobilisatrice que le roman provoqua chez ces jeunes lecteurs issus des classes populaires, il suffit de lire le long passage que P.-J. Hélias, un de ces boursiers d’origine paysanne de la République, consacre à l’ouvrage et que nous citons, malgré sa longueur :

Il y a des maisons rouges et blanches où la Vie des Saints et même le livre de Monsieur Larousse sont remplacés par un ouvrage étonnant dans lequel se trouve clairement expliqué ; tout ce qu’il est utile à savoir (…) C’est Le Tour de la France par deux enfants. (…) On y rencontre des tas de braves gens qui auraient pu être vos cousins. On y parle précisément de choses que nos paysans voudraient bien voir de préférence s’ils avaient le temps et le moyen de voyager. (…) Le Tour de France, nous le lisons à l’école dès que nous sommes capables. Le maitre nous donne toutes les explications désirables que nous rapportons consciencieusement à nos parents (…) Bien sur nous sommes un peu déçus parce que les enfants ne sont pas passés chez nous. (…) Mais dans le livre, il y a quand même une carte de la Bretagne où nous reconnaissons la baie d’Adrienne, notre baie, il y est question de Brest et de Nantes où nous avons des parents.[16]

En fait, le tour permet aux enfants de dresser l’inventaire, province après province des héros de la patrie, mais aussi et surtout « le tableau d’honneur des inventeurs, des artistes et des savants. »[17] Le roman construit donc ce que Patrick Cabanel appelle un Panthéon en papier, pour consacrer la gloire de ceux qui ont servis la France. C’est ainsi qu’on voit défiler Jacquard, Pasteur et Claude le Lorrain au même titre que Bayard, Turenne ou Jeanne D’Arc. Cherchant à combattre l’esprit belligérant et revanchard, qui menace la Jeune République, Mme Fouillée, comme tout l’entourage de Jules Ferry, tient « les bienfaiteurs de l’humanité » en trè s haute estime. C’est grâce à eux, à leur intelligence et à leurs efforts, non pas aux hommes politiques et aux généraux, que la France occupe sa place d’honneur entre les nations. Leur dévouement vaut bien le sacrifice des martyres. Cette gloire est d’ailleurs plus éclatante parce que pacifique, elle convient mieux à la nation qui c’est faite la championne de la liberté et de la fraternité et elle est plus méritoire que la gloire éphémère des armes, trempée comme elle l’est dans le sang des innocents. En effet, le triomphe est parfois éclaboussé par de la bassesse ou de la méchanceté, comme nous le montre la grille d’évaluation des personnages historiques du roman, où les vertus morales sont bien plus estimées que la réussite. C’est ainsi que la cruauté de César rend Vercingétorix plus admirable et plus grand : « Oh! S’é cria Julien tout ému de sa lecture, je n’hésiterais pas, moi, et j’aimerais encore mieux souffrir tout ce qu’a souffert Vercingétorix que d’être cruel comme César. »[18]

En fait, cette attitude ne distingue pas particulièrement Le Tour de la France par deux enfants, mais trahit un choix idéologique de la III e République. Recensant les absents du panthéon biographique de tous les tours littéraires qui furent rédigé s sous ce régime, Patrick Cabanel écrit :

Premier essai de bilan : on voit ce que le panthéon des tours de France entend ne pas être. Ni monarchique, ni révolutionnaire, ni républicain au sens d’histoire immédiate du terme, ni catholique, ni international. Que prétendait donc être la France de ces auteurs ? Héroïque, en toute simplicité. [19]

D’origine modeste, tel que Claude le Lorrain, ces héros des temps modernes, poursuivent leur idéal malgré toutes les difficultés et les obstacles, et ceci malgré l’incompréhension, voire l’hostilité de leur entourage, comme c’est le cas de Jacquard dont le métier à tisser est brisé par les ouvriers qu’il cherche à aider. A force de persévérance et de courage, ces héros réalisent leur rêve ; et même s’ils meurent dans la misère et l’anonymat ou s’ils n’accomplissent pas leur but, ils triomphent avec les générations futures qui continuent leurs efforts.

Loin d’alourdir le roman, ces passages biographiques illustrent à merveille le caractère empirique du roman qui se veut une encyclopédie enfantine à l’usage des écoliers de la III e République ; en fait, ils s’insèrent parfaitement dans la logique de l’œuvre grâce à la sensibilité aigue de l’écrivain. Cette dernière parvient à établir un parfait équilibre entre la trame romanesque de l’ouvrage et ses insertions pédagogiques. D’une part, l’enthousiasme enfantin de Julien et ses cris de plaisir qui ponctuent les leçons les plus austères créent une atmosphère candide et légère. D’autre part, les différentes péripéties qui tiennent les jeunes lecteurs en haleine : la rencontre avec le charretier, l’incendie de la ferme, la déception d’André et de Julien quand ils apprennent le départ de leur oncle, le naufrage du bateau, permettent à l’action de rebondir et sauvent le roman de la monotonie. Certaines de ces biographies sont contées aux enfants par Mme Gertrude ou Monsieur Gertal, mais dans la plupart des cas, c’est la lecture du livre offert à Julien qui, par l’intermédiaire de la mise en abîme, permet l’insertion de ces informations historiques :

Il est très beau, en effet, ce livre, dit M. Gertal;(…)Je vois ici en titre : « Quelques grands hommes de la Bourgogne », avec les portraits de Vauban, de Buffon et de Monge ; lis-nous cela, mon garçon (…) la route nous semblera moins longue. (…) Julien, tout fier d’être érigé en lecteur, prit son livre et commença d’une voix claire le chapitre suivant. [20]

Par ailleurs, en parcourant les provinces, André et Julien n’apprennent pas uniquement des leçons d’histoire, d’instruction civique et de morale, et ne sont initiés qu’à « des notions usuelles sur l’économie industrielle et commerciale, sur l’agriculture, sur les principales sciences et leurs applications » [21] comme le déclare l’auteur dans sa préface. Ce qu’ils acquièrent vraiment est de loin plus important, c’est une connaissance intime des territoires français. Il ne s’agit pas là d’un savoir théorique, mais d’une connaissance réelle engendrée par l’expérience vécue. Julien est certain d’être le premier de sa classe, une fois de retour à l’école, puisqu’il connaît désormais « sa France » pour l’avoir apprise à la semelle de ses souliers.

Car n’oublions pas le titre de l’ouvrage : Tour de la France par deux enfants, allusion parfaitement claire au tour entrepris jadis par les compagnons et s’inscrivant ainsi dans une tradition ancestrale qui lui confère tout son poids. Il s’agit donc de parcourir le pays et de le découvrir. Cette allusion à l’ancien tour du compagnonnage est de même soulignée par l’itinéraire des deux enfants qui arpentent la France « dans un mouvement circulaire et enveloppant de la périphérie au centre et d’est en ouest » [22] fidèle en cela au parcours classique des compagnons du tour de France. Le but des deux tours est d’ailleurs le même : l’apprentissage et la maîtrise d’un savoir.

En effet, nous assistons à l’appropriation du territoire français par nos jeunes voyageurs. C’est pourquoi les espaces parcourus à pied ou à cheval sont beaucoup plus denses et plus mémorables que ceux du déplacement en mer, c’est le corps à corps avec la terre qui crée l’intensité dynamique du voyage. Un savoir topographique se déploie à chaque étape du voyage. Quand les enfants se demandent « Où sommes-nous ? », l’écolier, leur compagnon de route, peut répondre à cette question grâce à la carte qui illustre le texte. Ces repères ne sont pas des détails accessoires à l’action, mais une nécessité vitale de survie. C’est justement une carte qui a permis aux deux orphelins de franchir la frontière: « A quoi me servirait d’avoir été jusqu’à treize ans le meilleur élève de l’école de Phalsbourg si je ne parviens pas à me reconnaitre à l’aide d’une carte » [23] se dit André au début de l’aventure. En fait, cette réflexion du jeune protagoniste est intéressante à plus d’un niveau. Non seulement, elle établit une relation directe entre le savoir théorique et sa mise en pratique dans la vie quotidienne, mais elle remet aussi en valeur certaines formes du savoir que la modernité nous a appris à léser. N’oublions pas que cet ouvrage fut rédigé suite à la débâcle de 1870 et que l’opinion publique de l’époque reprochait aux généraux de l’armée française leur ignorance du terrain, ignorance qui provoqua leur défaite.

Mais l’appropriation du territoire ne se limite pas uniquement à la lecture des cartes géographiques. Les différents arrêts sont ponctués par des références territoriales. En parcourant la campagne Julien et son frère ont cet échange:

Où va donc (…) cette jolie rivière qui coule (…) à côté de notre route ?
Elle ira (…) se jeter dans la Moselle. Tu te rappelles Julien, quel pays arrose la Moselle ?
Oui, dit l’enfant devenant triste soudain. Je sais que la Moselle est une rivière qui passe en Alsace-Lorraine où nous sommes nés, où nous n’irons plus et où notre père est resté pour toujours. [24]

Parfois, les renseignements sont donnés d’une façon plus directe: « Le département de Vaucluse, se dit Julien, chef-lieu Avignon. J’ai passé par là allant à Marseille, je me le rappelle très bien » [25] ou encore, « tout en parlant ainsi, on était entré dans la ville commerçante de Maçon, chef-lieu du département de Saône-et-Loire. »[26] Cependant, les renseignements fournis par l’ouvrage ne concernent pas uniquement la situation géographique, ils s’étendent aussi pour inclure les activités économiques du département ou de la ville: « Rouen, qui a plus de 116 milles d’habitants est une grande ville laborieuse, pleine d’usines. Elle file à elle seule 30 millions de kilomètres de coton chaque année. »[27] De même, le lecteur apprend que « Lille est la cinquième ville de France » [28] tandis que « La Normandie est l’un des sols les plus fertiles de la France », comme l’annonce un des personnages du roman « Nous avons des prairies sans pareilles (…) nos fermières font du beurre que tout le monde se dispute. » [29] Il ne s’agit donc pas seulement d’arpenter les départements, il faut aussi comptabiliser leurs industries, leur population et les repartir ensuite selon différentes échelles de mérite. Ainsi, on nous explique qu’en Lorraine, on fabrique « les plus belles glaces et les plus belles fleurs artificielles. »[30] Quant à Lyon, ville active, elle devient la troisième ville de France grâce à ; une magnifique position géographique:

Située à la fois sur la Saône et sur le Rhône, Lyon communique avec la Bourgogne et l’Alsace (…) avec la Suisse et avec la Méditerranée. Par le canal de Bourgogne, il communique avec Paris et la plupart des grandes villes de France. Six lignes de chemins de fer aboutissent à Lyon. [31]

En effet, nous pouvons noter dans Le Tour de la France par deux enfants une célébration de la communication, et des réseaux de routes bien tracées, une glorification des canaux et des chemins de fer. Cette effervescence n’est pas en fait surprenante, vue la période de la rédaction du roman. Le dernier tiers du XIXe siècle est marqué par le développement des moyens de transport. Ceux-ci sont alors perçus comme un signe de modernité et de progrès, une preuve évidente de la suprématie de l’époque et de sa prééminence. Dans son ouvrage, Les livres d’école de la République 1870-1914, Dominique Maingueneau relève cet aspect du livre, où : « L’isolement est néfaste, et c’est même le mal par excellence. » [32] D’où l’importance accordé à Riquet, le héros de la communication, celui qui arrive à vaincre la nature hostile , à creuser un canal là où il était impossible de le faire et à réaliser ainsi le miracle de la communication:

L’idée qui le préoccupa toute sa vie fut celle d’établir un canal entre l’Océan et la Méditerranée, et d’unir ainsi les deux mers. (…) Mais entre l’Océan et la Méditerranée on rencontre une chaine de montagnes qui s’élève comme une haute muraille : (…) comment faire franchir une chaine de montagnes par un canal ? Tel était le problème que Riquet se posait depuis longtemps. [33]

Par ailleurs, cette mise en valeur coïncide parfaitement avec la représentation française de l’espace national, héritée de l’Ancien régime et glorifiée par la Révolution. Représentation animée par l’idée d’un centre coordinateur sur lequel s’articule la vie périphérique, d’un noyau organique qui orchestre l’ensemble des parties et leurs confère sens et unité. A cet égard, Michelet distingue les organismes inférieurs, où la vie est périphériques des organismes supérieurs animés par un centre qui les unit. Il célèbre alors la supériorité de la France, pays qui a le bonheur de s’articuler sur une incomparable capitale comme Paris. En effet, dans cet univers, Paris est, selon le mot de Valéry, agent et monument de la compréhension mutuelle des provinces puisque tous les réseaux y convergent :

« André et Julien, les deux petits Lorrains sont des habitants d’une province périphérique ; (…) leur tour apparait comme le parcours de ces régions limitrophes, à l’extré mité des rayons du cercle de la centralisation. L’idéale circonférence que dessine leur trajet trouve son aboutissement dans le retour au centre. Paris, couronnement et source du réseau routier. Plus exactement, la visite à Paris est bien isolée du reste du parcours, qui boucle sur lui-même ; les enfants reviennent à leur point de départ (Phalsbourg), ferment donc le cercle pour revoir la tombe de leur père et renoncer juridiquement à la nationalité allemande. Une fois achevée la circonférence, une fois les enfants devenus des Français à part entière (…) André et Julien visiteront Paris. » [34]

En fait, cette image du centre diffusant des rayons règle la relation entre Paris et les différents départements à plusieurs niveaux. C’est Paris, nous apprend le roman, qui nourrit en gaz tout le reste du pays, c’est lui donc qui dispense la lumière grâce à ce nouveau réseau qui partant du centre, illumine toutes les villes. D’ailleurs, cette image fonctionne au propre comme au figuré, puisque c’est Paris, le siège du gouvernement, qui établit les écoles partout en France, répandant ainsi la lumière du savoir. Cette interprétation de l’espace nationale est mise en relief par la visite qu’entreprennent les enfants pour Paris. Ce qui attire le plus leur attention, ce sont l’Institut de France, où se trouvent les plus grandes écoles du pays, et les Halles qui nourrissent Paris :

Paris a sept gares de chemin de fer ; il a aussi la navigation de la Seine à laquelle aboutissent les réseaux des canaux français. Par toutes les voies les provisions lui arrivent. (…) Pendant que les agriculteurs sèment et nourrissent Paris, Paris ne reste pas à rien faire, lui, car c’est la ville la plus industrieuse du monde. Ses ouvriers travaillent pour la France à leur tour. (…) Et les savants de Paris, donc ! Ils pensent et cherchent de leur coté ; leurs livres et leurs découvertes nous arrivent en province. [35]

Dans ce contexte où la centralisation définie l’excellence nationale, les différentes provinces françaises, ayant chacune son charme propre qui la rend unique, contribuent toutes à la gloire nationale. En effet, malgré la sacralité du centre, malgré les splendeurs de Paris, chaque province a sa place dans cette superbe mosaïque qu’est la France. Cette idée de la Révolution française, est évidente dans une autre marche qui célèbre la diversité des territoires français, dans le voyage des fédérés en 1790 :

Paris a beau être le terme glorieux du pèlerinage fédératif, nul n’oublie qu’on le fait pour revenir, pour témoigner. Ce que les fédérés tiennent à établir, c’est, dans le va - et - vient de la province à Paris, la consacralité du territoire français. L’arrachement au sol natal, si frappant dans la Fédération, n’est pas préférence pour Paris, c’est l’affirmation d’un égalitarisme topographique : que tous les lieux se valent, que le territoire français est fait d’une seule et même étoffe. [36]

En effet, la grandeur et la gloire de la France ne sont que le résultat de l’apport de chaque partie de l’entité nationale. La suprématie du pays ne repose pas sur une supériorité en force, ni sur une primauté en un domaine spécifique, mais sur le rassemblement harmonieux de tous les éléments nécessaires au bonheur humain. Cette image de la France, résultat du traumatisme de la débâcle de 1870 et de Sedan, est adoptée par les pères fondateurs de la République qui assurent que « c’est le mélange des formes, des climats, des ressources naturelles (…) qui constitue, le véritable trésor de la France. Par conséquent, servir la patrie, c’est d’abord connaitre, faire connaitre et cultiver la merveilleuse diversité du territoire national. » [37]

La célébration de l’espace local dans le roman trouve son origine dans un souci d’ordre pédagogique déjà annoncé dans la préface de l’ouvrage. En voulant inculquer aux petits Français le sentiment patriotique, l’auteure constate que « la patrie ne représente pour l’écolier qu’une chose abstraite, à laquelle, plus souvent qu’on ne croit, il peut rester étranger pendant une assez longue période de la vie. » [38] Pour atteindre son but, elle leur fait découvrir les merveilles de richesse et de splendeur que renferme l’univers français. Parallèlement, elle s’appuie sur la réalité immédiate des enfants et sur leur attachement à leur sol natal. L’amour de la « petite patrie » est un sentiment inné aussi naturel que l’amour de l’enfant pour sa mère, tandis que l’attachement à la « grande patrie » est le résultat de l’éducation civique. Il s’agit donc d’utiliser le premier pour élaborer le second. Cette méthode des emboîtements spatiaux qui vise à élargir le cercle affectif de l’enfant n’a rien de particulier en cette fin du XIXe siècle puisqu’on la retrouve chez plusieurs pédagogues de la même époque:

Ce système d’inclusions enchaînées permet aussi de transporter à chaque étape le mode d’appréhension affective et morale attachée à la première. L’amour du citoyen pour la patrie doit être, au terme d’un processus d’agrandissement et de maturation, analogue à celui de l’enfant pour sa famille ; l’attachement à la France est censé être la transposition de l’attachement de l’écolier pour son sol natal. [39]

Cependant, en adoptant la topique micheletienne d’une unité française déployée dans l’histoire conjuguée à une géographie de la diversité complémentaire, le Tour de la France,é nonce la singularité des entités locales, tout en leur déniant un autre mode d’existence que celui de l’intégration dans le corps national. De sorte que ces dernières ne peuvent pas être pensées comme conflictuelles entre elles, puisque loin de rivaliser les unes avec les autres, elles forment ensemble un bouquet d’une rare beauté.

« La France est une et indivisible, mais elle est composée de parties qui ont leur unité. Nous sommes Français, mais nous sommes aussi Bretons, Normands, Picards, Flamands, Lorrains, Bourguignons, Provençaux, Languedociens, Gascons. Nous avons une petite patrie dont nous aimons les paysages familiers, les costumes, les coutumes, l’accent, et dont nous sommes fiers. Aimer cette patrie, rien de plus légitime, rie de plus naturel, rien n’est plus propre à fortifier l’amour de la France, notre patrie commune. » [40]

Langeant la côte de Provence, les matelots évoquent leur pays natal respectif, et en vantent la beauté avant de conclure que « le lieu où l’on est né est toujours le premier du monde. » [41] Au cours de cette même conversation, ils reconnaissent l’existence d’une physionomie bien tranchée des différentes ré gions françaises. Ils se réfèrent à cette idée qui veut que les habitants du Midi soient chaleureux et que ceux de la Corse soient plus prompts à la colère tenant « plus volontiers un fusil que la charrue. »[42] Pourtant, il est intéressant de noter que cette prise en compte des variations caractérologiques des provinces, n’implique aucune valeur ethnique ou raciale. Elles sont en fait imputées à la divergence du paysage ; le climat et le sol conditionnent la vie des populations et influencent à la longue leur caractère. D’ailleurs, si de telles divergences ne sont pas niées, l’auteure prend soin de souligner que cet état est frappé de caducité, puisqu’une homogénéisation du territoire est déjà à l’œuvre. Celle-ci est due au progrès de la communication qui brise l’isolement des régions périphériques ou montagnardes, mais elle est surtout le fruit du développement de l’instruction. En fait, cette idée n’était pas nouvelle, déjà au temps de la Révolution française, l’Abbé Grégoire émet un avis semblable puisqu’il déclare :

« Les moyens de détruire les patois consisteraient à ouvrir des chemins vicinaux et de communication (sic) de village à village, de bourg à bourg, de ville à ville ; de placer dans chaque paroisse un maitre d’école instruit, qui fût de bonnes mœurs, qui sût bien le français et ne parlât que cette langue. »[43]

Grace aux réseaux d’écoles que la République installe partout en France et à l’enseignement primaire qu’elle a rendu obligatoire, les différences régionales commencent à s’estomper graduellement :

Depuis que la Savoie est française, les progrès ont été très rapides dans cette contrée. On y a fait un grand nombre de routes, ce qui permet de transporter facilement les produits de la terre et les marchandises. Et puis, les Savoisiens sont très intelligents et comprennent l’importance de l’instruction. Les écoles se multiplient chez eux. Quand tout le monde sera instruit dans ce beau pays, on verra, de plus en plus, la Savoie changer de face. [44]

Dans cet univers conciliateur qui a le génie d’additionner et de ne jamais exclure, l’emploi du patois est perçu comme une entrave à l’esprit national. Il est assimilé à l’enfance de la nation, à un stade arriéré de la société, heureusement dépassé grâce à l’instruction. De passage près de Marseille, les deux orphelins entrent dans une auberge où ils se sentent déroutés au milieu de tous ces gens qui ne parlent que du patois : « Les deux enfants assis à l’écart et ne comprenant pas un mot à ce qui se disait, se sentaient bien isolés dans cette ferme étrangère » [45] Même, si les deux enfants n’arrivent pas à communiquer avec l’hôtelière qui ne comprend pas le français, leur surprise sonne faux, vu qu’ils sont originaires de l’Alsace-Lorraine au patois germanique. Mais l’écrivain insère cet épisode pour illustrer le point de vue de la République. En effet, la situation change avec l’arrivée des enfants de la propriétaire, puisque ces derniers, grâce à l’école de la république parlent la langue de la patrie. Il faut donc renoncer au patois et adopter le français,pour ne pas encourir le risque de s’isoler de la communauté nationale. Ce sentiment d’exclusion lié à l’usage du patois, P.-J. Hélias l’exprime avec beaucoup de verve en évoquant ses souvenirs du Tour de la France:

>Les champions cyclistes ne (…) passent pas non plus [chez nous] Peut-être tous ces voyageurs ont-ils peur que nous ne comprenions pas le français ! (…) Ce qui est sûr, c’est que [André et Julien] parlent rudement bien le français pour des Alsaciens. Nous essaierons de le parler aussi bien qu’eux. Monsieur Gourmelon affirme que c’est possible si nous renoncerons une bonne foi (sic) à parler breton dans la cour. ‘’Il ne faut pas rater une seule occasion de parler français’’, dit-il. Croyez-vous que les cyclistes seraient capables de faire le tour de France s’ils ne s’entrainaient pas sur leur machine tous les jours ? [46]

Et voilà que la boucle est bouclée et nous sommes de retour à l’instruction et à l’apprentissage qui guide toute la quête des personnages. Ce discours optimiste et conquérant sur l’école traduit bien l’idéologie positiviste de l’époque et sa foi absolue en l’éducation. Être Français c’est aller à l’école primaire, faire circuler les marchandises et se connecter sur le ré seau national, dans tous les sens du terme. La France entière communique donc dans tous les sens, par les routes, par l’activité économique, comme par les mots sous le regard des deux orphelins qui, ayant surmonté l’épreuve initiatique, deviennent Français.

Apprendre et parcourir, deux verbes qui résument ce roman scolaire. D’une part, apprendre, c’est aller à l’école, c’est savoir lire et parler la langue nationale, c’est être sensible aux progrès de la science moderne et savoir profiter des nouvelles technologies, mais c’est aussi connaître son pays et se l’approprier. D’autre part, parcourir, c’est voyager et communiquer, c’est circuler et connecter, mais c’est surtout découvrir qu’au-delà de son bourg, il y a des gens qui ne sont ni menaçants ni sauvages, c’est forger de nouveaux liens, et se créer une nouvelle famille.

A cet égard, l’épilogue a une valeur exemplaire. Ce n’est pas un hasard qui fait rassembler à la fin du roman des Lorrains, des Normands, des Jurassiens et un Auvergnat dans une même ferme où André, Julien et Jean-Joseph leur frère d’adoption, devenu leur beau-frère, mettent en pratique tout le savoir accumulé lors de leur voyage. Grâce à l’appropriation du patrimoine national et à l’épreuve physique partagée, ainsi que grâce aux connaissances acquises, les jeunes orphelins partis à la quête d’un oncle, retrouvent toute une famille, mieux encore, ils retrouvent le véritable objet de leur désir : la France à la fois patrie sacralisée et mère nourricière : « Le cœur ému, songeant qu’ils étaient enfin sur le sol de la France (…) ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et André s’écria : « France aimée, nous sommes tes fils, et nous voulons rester digne de toi. » [47]

Presqu’un siècle après le voyage des fédérés à Paris, voyage au cours duquel l’épreuve de l’espace était vécue comme une éducation nationale et un appel à la fraternité : « 1 200 lignes de barrières intérieures disparurent, les montagnes semblèrent abaisser leurs cimes, les fleuves ne furent plus que comme autant de ceintures mouvantes liant ensemble des populations trop longtemps séparées », [48] Andrée et Julien reprennent le même rituel qui revêt, alors, le caractère d’un rite sacré. Parvenus au terme de leur voyage, et réalisant le vivre-ensemble, les deux orphelins arrivent à la fin de leur quête. Ils retrouvent et la France et leur titre de Français épousant ainsi la vision de Renan qui définit la nation comme « l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouement. »[49]

Notes

[1] G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants, Paris, belin, 1877, nous utilisons l’édition laïcisée de 1906, rééditée en 2002. Citée par la suite par les sigles T.F. Retour

[2] En fait, G. Bruno est le pseudonyme de Mme Fouillée, auteure à succès de plusieurs autres ouvrages scolaires et la femme d’un philosophe de l’entourage de Jules Ferry. Retour

[3] Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants. Le petit livre rouge de la République » dir. Pierre Nora, Les Lieux de mé moire, Paris, Gallimard, 1984, 291- 292Retour

[4] Ibid. 292Retour

[5] Aristote, Constitution d’Athènes, 63-64Retour

[6] Patrick Cabanel, Le tour de la nation par des enfants, romans scolaires et espaces nationaux –XIXe – XXe siècles, 14Retour

[7] Jean Perrot, « L’imaginaire de la méthode : le franchisseur de montagne ou l’initiation », Les Cahiers Robinson, supplémént à Spiral, voyage d’enfants : contre la ligne, n. 19, Paris,118Retour

[8] T.F. 16Retour

[9] Ibid. 18Retour

[10] Ibid., 5-6Retour

[11] Ibid. 11Retour

[12] Ibid. 4Retour

[13] Ibid. 46Retour

[14] Ibid. 83Retour

[15] Ibid. 54Retour

[16] Pierre - Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil. Mémoire d’un Breton du pays Bigouden, Paris, Plon, 1976, 220 – 222Retour

[17] Ozouf, Op.cit. , 299Retour

[18] T.F. 136Retour

[19] Cabanel, Op.cit. 342Retour

[20] T.F. 104Retour

[21] Ibid. 4Retour

[22] Ozouf, Op.cit. , 318Retour

[23] T.F. 17Retour

[24] Ibid. 36Retour

[25] Ibid. 170Retour

[26] Ibid. 100Retour

[27] Ibid. 240Retour

[28] Ibid.260Retour

[29] Ibid. 241Retour

[30] Ibid. 55Retour

[31] Ibid. 147Retour

[32] Dominique Maingueneau, Le Les livres d’école de la République 1870-1914, 262Retour

[33] T.F. 199Retour

[34] Maingueneau, Op.cit. 279Retour

[35] T.F. 276Retour

[36] Mona Ozouf, L’école de la France, essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement, Paris, Gallimard, 1984, 38Retour

[37] Anne-Marie Thiesse, Ils apprennent la France, Paris, Editions de la maison de l’homme,1997, 3Retour

[38] Ibid. 17Retour

[39] T.F. 189Retour

[40] Charles Langlois, Histoire de la Bretagne, Armand Colin, 1891, 8Retour

[41] T.F. 189Retour

[42] Ibid. Retour

[43] L’Abbé Grégoire, Réponse de Perreau, cité par Maingueneau, Op.cit., 265Retour

[44] Ibid. 93Retour

[45] Ibid. 161Retour

[46] Hélias, Op.cit., 322Retour

[47] T.F. 25Retour

[48] Mona Ozouf, Op.cit., 37Retour

[49] Ernest Renan, Qu’est-ce que la nation ?, 12Retour

Références bibliographique

Bruno, G. Le Tour de la France par deux enfants, cours moyen, Paris, éditions Belin, (première édition 1887,308 p.,) 2002,322 p.

Aristote, Constitution d’Athènes, Paris, Editions Bouillon, 1891, 132 pp.

Cabane, Patrick. Le Tour de la nation par des enfants, romans scolaires et espaces nationaux (XIXe- XXe) siècles, Paris, Belin, 2007, 893 pp.

Hé lias, Pierre-Jakez. Le cheval d’orgueil. Mémoire d’un Breton du pays du Bigouden, Paris, Plon, 1976,670 pp.

Langlois, Charles, Histoire de la Bretagne, Paris, Armand Colin,1891

Maingueneau, Dominique. Les livres d’école de la république 1870- 1914, Paris, Le Sycomore, 1979, 343 pp.

Ozouf, Jacques et Mona, « Le Tour de la France par deux enfants. Le petit livre rouge de la république » dir. Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Tome 1, La ré publique, Paris, Gallimard, 1984, pp.291 – 321

Ozouf, Mona. L’école de la France, essais sur la Révolution, l’utopie et l’enseignement, Paris, Gallimard, 1984, 415 pp.

Perrot, Jean. « L’imaginaire de la méthode : le franchisseur de montagne ou l’initiation", Les Cahiers Robinson, supplémént à Spiral, voyage d’enfants : contre la ligne, n. 19, Paris, pp. 111- 128

Renan, Ernest. Qu’est ce que la nation et autres essais politiques, Paris, Press Pocket, 1992, 48 pp.

Thiesse, Anne-Marie, Ils apprennent la France, Paris, Editions de la maison de l’homme, 1997, 130 pp.