Margaret Papillon a publié en 2010 un recueil de nouvelles intitulé Noirs préjugés. Ce ne sont pas ses premiers textes de fiction et elle n’est pas non plus à son premier recueil de nouvelles.
En 1997 elle a publié le recueil Passions composées, la même année a vu le jour la nouvelle Manmzelle Natacha et en 1999 elle a publié Terre Sauvage, également un recueil de nouvelles. On ne parlera pas ici de l’ensemble de son œuvre volumineuse et variée qui va du conte et de la légende pour jeunes, au roman, aux textes radiophoniques, aux adaptations théâtrales, jusqu’aux textes parus dans des journaux et sur le web. Contrairement à la littérature française contemporaine, la nouvelle dans toutes ses variantes est un genre extrêmement populaire dans les littératures des Amériques, aux USA, au Canada et au Québec. Elle est également à l’honneur dans la littérature haïtienne ou dans les littératures haïtiennes, c’est-à-dire celle du-dedans et celle du-dehors. On n’a qu’à citer les différents recueils de nouvelles publiés par Stanley Péan, Émile Ollivier ou Yanick Lahens.
Ce qui est difficile, par contre, c’est de trouver une définition exacte de ce que représente sur le plan formel la nouvelle nord-américaine et caribéenne. On est tenté d’y voir le reflet d’un croisement de deux traditions du récit bref, la tradition européenne de la nouvelle, genre relativement bien circonscrit dans la théorie et la tradition nord-américaine de la short story ou même de la short short story.
Où se situent donc les nouvelles de Margaret Papillon?
Dans son recueil Noirs préjugés il est question aussi bien de croyances populaires, de sorcellerie que de racisme inter-noir, d’abus sexuel et d’ exil politique. Les procédés du réalisme merveilleux se trouvent intégrés dans la technique narrative de l’auteure. La plupart des nouvelles se situent en Haïti. Les nouvelles ont entre huit et vingt-huit pages.
On sait depuis longtemps que les Haïtiens ont un goût prononcé pour les noms plus ou moins exotiques. Nous n’allons pas faire ici l’histoire des noms qui nous amènerait dans un passé lointain où le maître a baptisé les esclaves et leurs enfants. Nous connaissons tous des noms à consonance germanique et ceux qui célèbrent tel héros de l’indépendance haïtienne. Margaret Papillon puise, elle aussi, dans ce réservoir quasi inépuisable de noms dont elle affuble ses protagonistes.
On est donc moins surpris de voir surgir un protagoniste de nouvelle affublé du nom d’Occident Permanent ou telle autre du nom de Méprisa Lamour. Le rôle de ce protagoniste est extraordinaire. Il catapulte la nouvelle du titre de Mystérieux Occident, nouvelle dédiée à Jean-Claude Fignolé, vers les cimes du merveilleux, si ce n’est le réalisme magique ou merveilleux chéri par les écrivains haïtiens.
Bien qu’ancré à première vue dans la réalité économique de la vie quotidienne - les difficultés financières de l’entreprise (il s’agit d’une distillerie) où se déroule le récit, sont réelles – le salut final est dû aux dons extraordinaires dont dispose Occident. Face à la déroute économique et à la faillite qui semble inéluctable pour le je du narrateur, Fils-Aimé, le chef d’entreprise cède malgré son scepticisme et charge Occident d’une mission de la dernière chance. Il faut absolument se procurer une pièce pour réparer la machine tombée en panne et ceci dans un laps de temps impossible. Les ouvriers savent qu’il y a une possibilité pour venir à bout des contraintes du temps et de l’espace. C’est un de ses vieux ouvriers du joli nom de Sylvain Hostile qui essaie de le convaincre qu’il y a une solution: Moi, Sylvain Hostile, du haut de mes soixante-douze ans, je vous répète que le sieur Occident Permanent, garçon de courses de son état, peut vous faire cette commission en dix minutes bien comptées, si ce n’est moins. (18)
Il y a effectivement un mystère. Occident Permanent a le don d’ubiquité et on cite comme preuve un exemple, le sauvetage in extremis d’une jeune fille qui aurait été condamnée à mort si Occident n’avait pas pu lui procurer le médicament nécessaire à temps.
Occident qui disparaît dans un nuage, seules ses chaussures restent comme signe concret et visible de son existence et qui revient quelques minutes à peine plus tard la pièce et la facture en main: mission accomplie, contrat assuré.
Ce récit oscille entre un réalisme didactique et une sorte de féerie extratemporelle qui permet les transgressions et les miracles.
Dans Amélia ou La Malédiction des Ténèbres, nous sommes confrontés encore une fois aux forces de la superstition assorties d’avidité et de cupidité.
Cette nouvelle commence par la phrase suivante: Cette histoire se termina un jour où il faisait nuit noire...(27). La nouvelle raconte une histoire de cupidité, de sorcellerie et de superstition. Face à la maladie de la protagoniste Amélia, tous les remèdes s’avèrent inefficaces. La médecine doit céder d’abord face aux dons du sorcier, du bòkor Amilcar Subtil qui amène la malade chez lui et commence à préparer des cérémonies de vaudou.
Face à la beauté d’Amélia qui reste plongée dans un état comateux, le sorcier viole aussi bien le pacte qu’il a conclu avec,“Le Maitre des Ténèbres” que la jeune femme. Les richesses qui lui ont été promises à condition qu’il garantisse la virginité de la malade se volatilisent et il s’avère que la maladie d’Amélia était due tout simplement à une grossesse naturelle.
La fable de la nouvelle se situe entre le pacte faustien de Goethe, La Peau de Chagrin de Balzac, et intègre des ingrédients purement haïtiens tels que l’opposition entre les croyances et superstitions populaires et la modernité scientifique.
La Soudaine Intelligence de Carmélie Nozeille réunit des thèmes de génie et de sorcellerie.
Le récit commence par cette phrase :J’ai souvent l’impression qu’Haïti est le berceau des histoires les plus fantastiques et les plus incroyables. Pour un écrivain en mal d’inspiration, c’est le pays rêvé! C’est le signal qu’attend apparemment un interlocuteur pour apporter une illustration à cette affirmation: une technique narrative des plus classiques. Quant à la stratégie de l’auteur dans cette nouvelle, on se sent encore une fois dans une ambiance de féerie. Car, comment expliquer autrement les différents rebondissements dans cette nouvelle?
Comment une jeune fille pas belle et parfaitement sotte peut-elle du jour au lendemain devenir un génie? Le rêve de tout un chacun! Elle fait une carrière incroyable, termine des études de droit dans un temps record jusqu’au jour de la mort de sa mère au joli nom de Génina Complot. Tout commence à basculer ce jour-là. Elle perd d’un coup sa facilité d’expression frappée d’amnésie et doit céder son poste de maire de sa ville, vu qu’on l’accuse de sorcellerie. Au même moment, Maudite Manasse, dont la mère Gérone Monhonneur avait toujours cru à un acte de sorcellerie, commence à retrouver son intelligence. En même temps, le génie éphémère Carmélie Nozeille doit répondre devant le tribunal aux accusations de sorcellerie. Elle avoue finalement que sa mère , avec l’aide du bòkor Domage Absolu (sic!) avait signé un pacte avec le diable afin que sa fille ait soudain une intelligence hors du commun. La seule contrainte: il ne fallait pas qu’elle assiste à des enterrements!
À la fin tout rentre dans l’ordre. Carmélie doit purger une peine de prison et Maudite Manasse fait la carrière à laquelle elle était destinée. Le fameux bòkor a été lynché par la foule. Et le narrateur de conclure: Quelle affaire! Quel pays! Dis-je alors, totalement renversé tandis qu’autour de moi les invités applaudissaient à tout rompre la conteuse qui, sans l’ombre d’un doute, possédait un art consommé de la narration. (71)
La nouvelle la plus surprenante du recueil est peut-être Noirs préjugés. La nouvelle est précédée en exergue d’une épigraphe de l’auteure qui souligne de façon didactique la thématique de son texte lorsqu’elle dit: Le racisme, quel qu’il soit, est une offense à Dieu et à son génie de la création et de la diversité. (signé: M. Papillon). Quelle est donc la thématique de cette nouvelle s’il faut souligner d’emblée le côté abject du racisme?
L’intrigue qui domine la nouvelle est générée par la monomanie, cette idée fixe et inébranlable du protagoniste basée sur la haine de soi-même et sur le clivage historique entre mulâtres et noirs dominant l’histoire d’Haïti.
Le protagoniste de la nouvelle, un Haïtien noir du nom de Gabriel Ascension est marié avec une Haïtienne noire, Anita Berthaud. Avant ce mariage, il était tombé amoureux d’une autre belle Haïtienne, Christine Borgeon, qui n’avait qu’un seul défaut: sa peau d’ébène. Il rompt les fiançailles pour cette raison. Car le problème de Gabriel: il a peur de devenir le père d’enfants noirs dont il ne veut pas parce qu’il déteste son propre corps, cette peau noire de jais, ces traits négroïdes (73).
Et son épouse Antia Berthaud, à la peau laiteuse lui a donné deux enfants aussi noirs que leur père. Conclusion: il lui faut divorcer de sa femme bien qu’il l’aime. Six mois après son divorce, il épouse la veuve Solanges Dorin, une belle mulâtresse à la peau blanchâtre (77). Solanges lui donne quatre enfants qui ne ressemblent pas du tout à Gabriel, leur père, ce qui provoque certaines rumeurs dans la ville où Gabriel s’est bâti une réputation d’homme riche et influent.
L’extraordinaire vérité de cette histoire est révélée par Adrienne, la sœur de Solange qui avait d’abord été courtisée par Gabriel. C’est Constance Dorin, la mère de Solange et d’Adrienne qui sur son lit de mort révèle le mystère qui entoure les enfants de Solanges.
D’après la mère, Gabriel a passé un drôle de pacte avec Solanges, sa nouvelle épouse. Il refuse les relations sexuelles avec sa femme parce que comme il dit: dans notre pays on ne respecte que deux choses: les mulâtres et l’argent (83). Il veut forcer Solanges à se faire faire des enfants par un mulâtre.
Le stratagème de Gabriel Ascension, nom ô combien symbolique, n’est-ce pas ? va très loin: il a trouvé un volontaire qui lui doit des services et beaucoup d’argent. Face à l’opposition de sa femme, il a recours au chantage. Car il sait dans quel trafic le défunt mari du nom de Alfonso Menedez a trempé (trafiquant d’armes,etc.) et il sait aussi que son décès n’était pas dû au hasard: l’accident de voiture avait été commandité par la pègre colombienne. (90). Finalement, Gabriel menace sa femme avec la milice duvaliérienne qui excelle dans la torture et les viols.
Cette histoire était tellement incroyable que personne ne croyait le récit d’Adrienne. Tout le monde la croyait folle et même Solanges prenait le parti de son mari. Curieusement, François Montherlant, l’étalon et le père biologique des enfants de Gabriel et Solanges fut assassiné , le seul témoin direct qui aurait pu dévoiler la chose.
Par contre, les enfants et petits-enfants de Gabriel Ascenion avaient honte de leur père et grand-père à cause de la couleur de sa peau. Comme quoi ne crime ne paie pas. Une nouvelle qui pourrait servir de leçon didactique contre toutes formes de racisme.
On a kidnappé la morte est une nouvelle relativement brève qui a l’air d’un fait divers sorti tout frais d’un journal à grand tirage.
Quelle idée de vouloir kidnapper une morte ? L’effet de ce rapt en pleine cérémonie religieuse est assez burlesque, de même que les réflexions des différents membres de la famille face à la demande de rançon. Comment réagir? Finalement, c’est l’époux Tracas Fénélon (sic!) de la défunte qui opte pour les négociations avec les ravisseurs. Son argument: Mon Idénièse n’a jamais connu un...autre homme que moi de sa vie. Ce n’est ni aujourd’hui ni demain que je vais accepter que...des inconnus...lui mettent...la main dessus! (106).
Méprisa Lamour, titre de la nouvelle et nom de la protagoniste, est une sombre histoire d’abus sexuel et de pédophilie. Le récit se situe tout juste après le séisme du 12 janvier 2010 qui a secoué Haïti, événement qui est nommément cité.
Méprisa Lamour (sic!), nom signal, découvre sa nièce en larmes et n’arrive pas tout de suite à en connaître la raison. Il s’avère finalement que son mari, Thimoléon a abusé de la fillette qui a perdu ses parents dans le séisme et qui a donc été recueillie par sa tante et son oncle aux États-Unis.
Face à cette situation Méprisa Lamour comprend maintenant pourquoi son mari ne tenait pas en place, l’a forcée à déménager en série, comme s’il y avait une urgence de fuir.(110) Car, déjà en Haïti il faisait face à des procès d’abus sexuels et c’est là qu’un commissaire de police de ses amis lui avait conseillé de partir loin, sinon il serait poursuivi pour avoir abusé d’une jeune fille en fleur qui avait tout juste ses premières règles et dont les parents avaient porté plainte. (109).
Les époux habitent depuis deux ans au même endroit et c’est la catastrophe. Méprisa découvre dans les affaires de son mari des photos de fillettes en petite tenue. La solution est vite trouvée:
Mesquin Choizi (sic!), le bòkor de son village natal, savait fabriquer une potion qui n’avait rien à envier à une crise cardiaque. (113). La protagoniste organise un voyage aller-retour en 22 heures en Haïti et revient équipée d’une bouteille de rhum et d’une fiole contenant la potion. La suite est simple: après le repas bien arrosé en compagnie de son mari, Méprisa Lamour va trouver sa nièce pour faire des courses avec elle, car il va falloir acheter des robes noires pour les funérailles. (114)
Exilé malgré moi est la nouvelle la plus substantielle du recueil et a l’avantage de s’inspirer de l’atmosphère politique de l’époque à laquelle elle est supposée se dérouler. Elle est donc ancrée dans l’histoire d’Haïti et se situe à l’époque de la dictature de François Duvalier, dit Papa Doc, plus précisément à la fin des années 1960. (117) Le protagoniste Freddy Baussan dont on apprend le nom de famille seulement à la page 139 et le prénom juste avant à la fin de la nouvelle, est le narrateur à la première personne. La fable de la nouvelle se nourrit de deux éléments qui tendent à créer le suspense. Le protagoniste, un étudiant en médecine afin de surmonter un grand chagrin d’amour voudrait passer une année sabbatique au Chili où il a des amis. Malheureusement, il se fait voler son passeport et son argent par une femme et c’est là que les problèmes commencent. L’Ambassadeur d’Haïti ne pourra pas lui délivrer un nouveau passeport vu que le président-dictateur à vie décide lui-même des cas suspects de jeunes gens barbus qui ont tous l’intention de rentrer en Haïti pour le renverser. Cette phobie pathologique, de François Duvalier qui voit partout des soi-disant Kamokins (les rebelles) [118] anéantit donc le rêve du protagoniste de pouvoir rentrer au pays et son année sabbatique se multiplie par trois, quatre et même cinq (117).
Lorsqu’il s’avère impossible d’obtenir les documents nécessaires à l’Ambassade du Chili, il décide de passer clandestinement au Brésil via l’Argentine, vu que l’Ambassadeur d’Haïti à Rio de Janeiro est un ami d’enfance de son père. Il réussit son coup et se présente devant l’Ambassadeur qui lui promet de faire le nécessaire. Mais même l’Ambassadeur se voit impuissant face au refus du dictateur. Coup de théâtre:le destin joue en sa faveur. Une fillette se fait renverser par une voiture et lui, l’étudiant en médecine réussit à la sauver en lui administrant les premiers soins efficaces. Le père de la fille, reconnaissant, lui procure du travail qui va finalement lui ouvrir une possibilité inespérée. Responsable du nettoyage des avions au sol, il développe une stratégie pour s’enfuir à Haïti à bord d’un avion qui doit y faire escale. Il réussit cette gageure malgré tout, et les dernières craintes passées, il arrive sur le sol d’Haïti au moment où François Duvalier doit accueillir un chef d’État à l’aéroport. Les circonstances lui sont encore une fois favorables. Un agent de la police spéciale qui vient inspecter l’avion de notre héros s’avère être un ami de son frère. Grâce à lui, il réussit à déjouer la vigilance des contrôles et est enfin LIBRE(sic!) (154). Cette nouvelle est tributaire de rebondissements qui frôlent quelques fois l’invraisemblable, surtout le passage final à travers les mailles de la surveillance. Le récit, quant à lui, est le plus réaliste du recueil. Il est ponctué d’espoirs déçus et d’attentes dans des situations précaires. Le côté cocasse: à l’époque où de nombreux membres de l’élite haïtienne ont fui persécution, torture et mort certaine, le protagoniste, lui aussi membre de l’élite, n’a qu’un souhait: pouvoir rentrer au pays et terminer ses études de médecine. Là où les réfugiés ont choisi l’incertitude d’un nouveau début ailleurs, le héros de la nouvelle choisit la liberté du retour au pays.