Carnet de bord autobiographique (le poète se marie), album photographique des paysages traversés (de l’Andalousie au nord-est de l’Amérique) et véritable traité du monde moderne, le Journal d’un poète en jeune marié (Diario de un poeta reciencasado) fait partie des textes majeurs de la littérature de langue espagnole. Tout lecteur francophone y reconnaîtra la sensibilité qui se crée à ce moment-là en France, depuis la Connaissance de l’est de Claudel et les Poésies d’André Walter de Gide, jusqu’aux œuvres de Larbaud, Segalen, Morand, Supervielle, sans négliger l’influence permanente et déterminante de la langue de Mallarmé. Or c’est aussi le reste du monde qui frappe à la porte de la sensibilité de Jiménez qui, en épousant en 1916 l’extraordinaire intellectuelle espagnole Zenobia Camprubí Aymar, dont la famille maternelle a des origines américaines, épouse en quelque sorte la littérature anglo-américaine, et, en prolongement, l’Inde de Rabrindanath Tagore, dont Zenobia et Juan Ramón sont les traducteurs en espagnol, comme ils le sont de Shakespeare, Shelley, Poe, Emily Dickinson ou Pound.
Jiménez inaugure une lignée d’écriture qui mène tout droit au Poète à New York de Lorca et aux Résidences sur la terre de Neruda, jusqu’à ces foyers d’incandescence poétique que sont aujourd’hui en Espagne les œuvres de Valente, Gamoneda ou Gimferrer. Il restaure avec les œuvres de Jean de la Croix ou de Góngora un lien perdu dans les moiteurs symbolistes de la fin du XIXème. L’avant-garde de la «Génération de 1927» ne s’y trompera pas et Lorca, Alberti, Cernuda, Guillén ou Hernández élèveront Jiménez, en même temps qu’ils l’enterreront quelque peu (que faire d’autre avec un père ?), au rang de foyers de transmissions de ce feu.
Car la modernité de Jiménez tient à plus d’un facteur, que les jeunes poètes de l’Espagne moderne n’identifient pas entièrement. Le Journal d’un poète en jeune marié, daté de 1916 mais publié un peu plus tard, fait certes une entrée fracassante dans la littérature espagnole d’abord par l’ouverture à l’Amérique du Nord : les visions nocturnes y côtoient les buildings et la vitesse des déplacements modernes, une nature splendide et surdimensionnée s’accouple non sans obscénité avec les paysages industriels dont la fumée permanente et la technique insupportable sont omniprésentes. Mais la modernité de l’œuvre tient au fait que le poète y fait état de toutes les ruptures qui, à l’occasion de l’histoire, s’établissent au plus profond de soi. Le travail des surimpressions, qu’elles soient de paysages, de sentiments ou de sensations, met en scène un monde où sont à l’œuvre des échelles de temps et d’espace, qui loin de se donner dans l’évidence ou dans le spectacle merveilleux ou honni (peu importe) d’un monde nouveau, établissent le monde comme une somme d’incompossibles et une réalité illisible que nulle parole acquise ne peut déchiffrer.
Et c’est là la rupture en profondeur qui affecte le poète. Sans nulle langue établie pour lui, en faillite avec la parole, il doit reprendre la langue comme la sensibilité à ce même point d’illisibilité et de précipitation des matières que la réalité sans signe, car en excès, reconduit en lui. Ce travail qui a lieu, nullement par hasard, chez un poète qui souffre habituellement d’« hypocondrie » déclarée, ou fait des séjours réguliers en clinique pour ce qu’on appelait déjà des « névroses dépressives », se traduit par ce cycle d’exaltations et de décrochages qui caractérisent les diverses sections du Journal d’un poète en jeune marié. Le poète, plutôt que de combler sa séparation d’avec le monde, l’élargit au contraire pour tenter d’y repérer quelques éléments de lisibilité. Pour voir, écrivait le peintre Poussin, il faut la distance : pour lire donc, il faut la séparation. C’est donc d’un mariage d’hiver qu’il s’agit dans le Journal, et ce qu’épouse Juan Ramón Jiménez, c’est l’état d’une séparation fondamentale.
Dans cette séparation, l’appel de la terre natale ponctue des retours à soi qui ne sont que des moyens de faire identité à soi, même momentanée, même mythique (c’est Platero et moi), pour établir cette balance improbable et cette équivalence de structure entre une réalité sans nom (New York et la modernité) et un nom sans réalité (l’Andalousie absente). Un monde sans nomination, non parce qu’il est nouveau, mais parce qu’il est illisible et parce qu’il précipite des incompossibles historiques dans une même unité de temps, échange des valeurs, des puissances, des signes et des symboles avec une nomination sans monde réel, une Andalousie réunie autour de quelques symboles et de quelques impressions reléguées à l’enfance. Cette déshérence du réel, en dissidence de lui-même, explique le nombre de pages du Journal consacré aux cimetières par exemple, à la solitude, aux parcs, aux lieux isolés. L’état de la séparation doit trouver le lieu qui la dise, non de manière frontale, mais par la voie détournée d’une sensation. Moguer communique alors avec New York, et le poète, ayant momentanément fait identité à soi dans ce lieu à saveur de dehors qu’est le réel sans signes, peut revenir au signe et reprendre son travail de nomination.
Ce travail silencieux de la séparation et de la déshérence passe enfin par ce fil indécelable et pourtant agissant qu’est la syntaxe, plus important ici finalement que la forme extérieure des poèmes (prose ou vers libre). C’est une des raisons qui expliquent que le texte n’ait pas été traduit jusqu’à aujourd’hui. C’est dans la tenue d’une syntaxe difficile, surprenante et distendue, comme est difficile, surprenant et distendu le rapport à la séparation avec soi et avec le monde, que se joue la plus ample réussite de ce recueil. La «dépression» qui affecte le sujet ne l’est qu’en tant qu’elle affecte la langue et la capacité à dire un monde sans accueil ni visage, sans « natal ». Les larmes fréquentes, inexplicables qui montent aux yeux du poète dans les moments de désamour, l’indifférence, la haine de soi reconduite en haine de l’autre, le ressentiment, l’amertume et l’infantilisme des sentiments revendiqué en infantilisme du propos, l’incohérence et l’énigme parfois des visions : tous ces signes de relégation de soi volontaire hors du monde et hors de la parole des autres (donc de celle du lecteur) sont existentiellement noués à un rapport à un fond informel de sensations et de visions où se réservent les puissances de la parole et du sujet.
Car c’est seulement quand la langue peut se souder librement aux choses que le poète peut faire état de cette soudure dans le matériau même de la langue, indépendamment de tout discours appris ou construit, et indépendamment, même, de tout effort. La puissance qui rejaillit en retour en liberté de ton, de propos, de langue et d’écriture reconstruisent le sujet, la relation amoureuse, le voyage et la poésie en puissance de parole et de monde hors de tout dispositif venu de l’histoire apprise. La vue aiguisée, la parole potentialisée, l’analyse impeccable, la description fabuleuse, la touche humoristique et l’ouverture à l’Orient même reconstruisent un sol de perceptions qui offrent au lecteur l’exubérance et l’exaltation d’une conquête de soi admirable, désormais sans contradiction avec l’exaltation d’une Amérique moderne aussi vulnérable finalement que peut l’être le monde ancien. Le lieu du poème est conquis parce qu’il a connecté avec les structures d’un « sentir » sans fond ni identité où s’est jouée la donation du monde. Le mariage d’hiver se résout en existence à deux (l’ancien et le nouveau monde, Zenobia et Juan Ramón, le poète et soi-même) et en réalité réaffirmée, un moment, dans l’éclat des images et le fracas des sensations chaotiques et exaltantes qu’unifie cependant, souterrainement et continûment, le regard amical, silencieux et intelligent de l’âne Platero depuis un lointain Moguer natal. Cette identité natale, mythique et réelle à la fois, c’est-à-dire rythmique, sans saisie conclusive, est la figuration de l’inflexion de monde que poursuit Jiménez, inflexion infiniment reconduite que l’accident de vie qu’est la vie elle-même travaille en retour, en permanence, pour le poète « en jeune marié » qui n’a pas, définitivement, arrêté les clauses de son contrat de mariage avec la réalité.
JIMENEZ, Juan Ramón, Diario de un poeta reciencasado, Madrid, Catedra, 1998.
JIMENEZ, Juan Ramón, Journal d’un poète en jeune marié, Toulon (France), éditions La Nerthe, 2008 (à paraître).