L’irreprésentable dans le recueil Ossi di Seppia, de Montale

Le langage humain a pour fonction la représentation. Cependant toutes les réalités, toutes les expériences n’ont pas accès, de la même façon, au symbolique. Certaines choses peuvent avoir une existence en termes de langage mais ne pas correspondre à une possibilité réelle de représentation. Ainsi la mort, présente dans le langage – et malgré cette présence qui paraît lui donner un accès au symbolique -, ne peut pas faire l’objet d’une représentation : elle serait au contraire une représentation aporistique, impossible en son fond au-delà des images que le signifiant peut suggérer. De sorte que l’usage du signifiant n’est qu’un voile de l’impossible de la représentation, un leurre, certes commode dans la pratique quotidienne du langage où se réalise cette fonction mais qui permet que dans la circulation du terme s’oublie le manque à signifier réellement[1], sauf à constater que le signifiant, dans la chaîne parlée, n’est rien d’autre qu’une lettre algébrique, chiffre d’une inconnue qu’aucune équation ne dévoilera jamais.

Le langage commun peut aussi véhiculer des images dépourvues de signification profonde pour que quelque chose se transmette dans l’échange, c’est-à-dire quelque chose qui dise au moins une part de la vérité du sujet de l’énonciation, il est besoin d’un effort de resémantisation des signifiants, et c’est ce à quoi s’efforce la parole poétique. La contrainte de celle-ci, sa tension constitutive consiste en la nécessité de concilier la profondeur du dire et la plénitude de sa réception par son destinataire, fût-il idéal et idéalement défini ou simplement pensé.

Un tel préambule à propos de l’irreprésentable et de la parole poétique pourrait nous introduire à une interrogation sur la poésie de Montale, que nous circonscrirons à l’étude des Ossi di seppia. L’effort au style de Montale, la tension continuelle que l’on peut percevoir entre le désir de révélation d’une profondeur par l’expression poétique[2] et la nécessité de la transmission à d’autres d’une expérience qui est aussi façonnée par les mots mêmes qui la disent, peuvent désigner, entre autres, cet auteur et sa première oeuvre comme un objet d’étude approprié au projet que nous venons de préciser.

Nous pourrions ainsi poser deux interrogations ainsi articulées : tout d’abord, et comme paradoxalement, qu’est-ce qui, de l’irreprésentable, se représente ? C’est-à-dire quelle profondeur se dit dans certaines créations d’images et de représentations poétiques appartenant en propre à l’univers montalien? Ensuite, qu’est-ce qui, de l’irreprésentable, se représente comme tel? Et cela signifie: qu’est-ce qui résiste à la représentation et toutefois se représente là même où ce que nous pourrions appeler la réserve de l’inviolable opère et exerce sa domination sur toute formulation poétique.

Ne retenons pour l’heure que la direction générale que notre questionnement ci-dessus trace en une forme qui peut encore paraître abstraite et rendre à son tour irreprésentable à notre lecteur ce que nous voulons dire. Abordons immédiatement l’oeuvre et ses suggestions, par un aspect qui y trouve un développement suffisamment consistant pour qu’il fasse l’objet de notre premier point d’intérêt, l’enfance.

Cette époque de la vie, avec la densité – et aussi la légèreté – de ses expériences n’est présente que dans une partie de l’oeuvre; la limite de l’évocation de cette période est marquée par Fine dell’infanzia après quoi le temps de l’imparfait n’a pratiquement plus aucune occurrence [3]. L’enfance du poète, ou bien les enfants en général, donnent lieu à des évocations poétiques marquées par la fraîcheur des images: ce sont les Poesie a Camillo Sbarbaro (1. Caffé à Rapallo 2. Epigramma), c’est Valmorbia, “terra dove non annotta”, où se marque le caractère à la fois indélébile et lumineux non pas véritablement du lieu - il serait plutôt profond, recueilli, il était refuge nocturne [4] - mais de l’expérience et de son souvenir. L’enfance est marquée par l’insouciance, que traduisent les images de la danse [5]. Mais elle est aussi évoquée à travers l’image des petits bateaux en papier que les enfants se fabriquent, et qui établit un lien de continuité entre le monde d’un passé révolu, enfoui même, et le monde marin cher à Montale, qui constitue aussi son présent poétique [6]. Les lieux de l’enfance sont les lieux d’une intimité profonde, d’un chaud repli sur soi, une sorte de repli narcissique qui protège de la réalité du monde ”nasceva in noi, volti dal cieco caso, oblio del mondo” [7]. Valmorbia est le lieu de ce retour à une forme d’être profonde . L’oubli du monde est, dans le même temps, constitution d’un autre monde, ou, sans que la chose soit ainsi exprimée, reconstitution, restauration d’un sens informulé, le sens précisément nié par la réalité globalement désignée comme lieu d’exercice du hasard aveugle (cieco caso) qui semble soumettre à sa loi toutes les créatures et ne faire aucun cas de la fragilité humaine (volti dal cieco caso). A Valmorbia, lieu emblématique de l’enfance, les valeurs s’inversent et le lieu protecteur est un lieu de lumière [8], alors que le monde réel est le lieu d’une obscurité agissante (cieco saso). L’oubli du monde, dont Valmorbia [9] est la cause ou tout au moins le vecteur, est dans le même temps (re)naissance d’un autre monde - subjectif -, plus puissant, plus fort, plus vrai que celui où la vie propulse les êtres. L’oubli du monde dessine ainsi «en creux» cette autre réalité, non directement représentée dans le texte, à laquelle l’enfant , dans certaines conditions, avait accès: de toute évidence, une plénitude d’être .

L’oubli se formule aussi dans les Ossi di seppia comme ignorance: “il fuoco che non si smorza / per me si chiamo’ : l’ignoranza” [10]. L’ignorance joue sur deux registres : celui de la mise à l’écart, qui serait ignorance presque volontaire, ignorance désirée donc et en ce point proche de l’oubli d’un monde qu’on ne veut pas connaître au sens où on ne veut pas en faire l’expérience négative ; l’autre registre est celui des signifiants où ne se révèle aucun savoir de ce qui touche à l’essentiel. La vérité est de l’autre côté, dans l’autre direction, celle qui reconduit et replace à l’origine, celle qui rend à la flamme vive, à la pure source, s’il est permis d’associer ainsi, en leur signification de vie jaillissante, la flamme et l’eau. Mais l’image du feu est bien liée à l’expérience de l’intimité, et même le feu est le cœur de cette intimité du sujet à la vie [11]. L’activité du feu se définit négativement, par rapport à ce qui pourrait apparaître come corruption à travers le temps, comme affaiblissement, comme dégradation et même comme mort, si l’on se réfère à l’étymologie du verbe smorzare (dans ”il fuoco che non si smorza…”). L’éternité de vie du feu se donne ainsi dans la double négation de la mort (négation de la négation de la vie), et la condition de cette éternité, c’est la position hors des signifiants, qui équivaut à la position d’avant les signifiants. Le feu se rattache à quelque chose de primordial : ”Chi si ricorda più del fuoco ch’arse / impetuoso / nelle vene del mondo… “ [12], et il a toujours quelque chose à voir avec l’intimité du corps, avec sa profondeur ; il est toujours principe vital (les veines sont métonymiquement associées au cœur), dans une fusion qui conjoint la pure flamme et la liquidité (le rouge du sang), sorte de lave en fusion qui anime aussi bien le monde minéral que le règne animal. Le poète ici rappelle dans une image flamboyante une «primordialité» qui ne peut se représenter dans la simple perception du monde [13]. L’irreprésentable n’est accessible que par une sorte d’anamnèse universelle, dont chacun conserve une trace, souvent inaperçue, dans ce que, par delà son savoir factice et sans issue, ou en deçà de celui-ci, il a conservé en lui d’ignorance qui est vérité hors des signes. Ainsi l’irreprésentable n’est pas accessible dans la représentation – rien d’étonnant à cela – mais dans la fusion, au sens premier du terme, au sens où le feu emporte en sa combustion tout ce qui a pu prendre forme définie : cel vaut y compris pour ce qui n’est pas objet matériel, mais condition même de toute phénomélaité : le temps : ”Ogni attimo bruciava/ negli istanti futuri senza tracce./ Vivere era ventura troppo nuova/ ora per ora, e ne batteva il cuore” [14]. La plénitude de l’être au monde se donne comme réalité sans reliquat [15], sans regret également, parce qu’elle est mouvement qui continuellement cherche son aliment futur, et se projette vers un devenir pleinement désiré. La «primordialité», : même si elle est le’immémorial en chacun, est consentement à la temporalité : ”Bene lo so : bruciare, questo, non altro, è il mio significato” [16]. Le savoir du poète et son accès à la signification ne se fait nullement dans les signifiants puisque ce savoir renvoie à une vérité de fait, mieux encore, d’acte («bruciare») qui comporte et implique, paradoxalement, la négation du sujet connaissant. Alors, la vie en son point focal ne distingue plus le singulier et l’universel : l’un y est l’autre, et c’est le même dans son unité et sa diversité ; d’où la correspondance et la circulation du sens entre toutes les formes de l’être : ”Eravamo n’ell’eta virginale/ in cui le nubi non sono cifre o sigle/ ma le belle sorelle che si guardano viaggiare” [17]. C’est dans l’état d’ignorance, propre à l’enfance, on l’on est temporellement et psychiquement proche de la source de vie, où aucun élément du monde n’est marqué par l’étrangeté, c’est-à-dire par une césure au sein de l’être. Chacun, chaque chose est sujet de la circulation d’un sens hors des mots, un sens immanent, comme si chaque élément au monde était porteur de son propre sémantisme. A part de définition négative (non sono cifre”) montre bien qu’aucune coupure n’est advenue entre les choses et leur sens, parce que demeure l’intimité des choses les unes aux autres – que nous pourrions formuler comme intimité de l’Etre à soi-même, qui compose l’univers en un Tout solidaire [18].

Cette relation fusionnelle et signifiante au monde se retrouve avec un élément central de la poétique montalienne, la mer : ”Antico, sono ubriacato dalla voce/ ch’esce dalle tue bocche…” [19]. L’adjectif par lequel s’ouvre l’apostrophe confond sciemment l’antériorité de la relation du poète à la mer [20] (à savoir son appartenance au passé de l’enfance) et la «primordialité» de la mer, qu’il faut saisir sur le versant de la fluidité (celle-là même que sous-entendait celle du feu primordial dans les veines du monde) et également de sa pureté originelle. Cependant, à la différence du feu qui coule silencieusement dans les veines du monde, la mer est à tout instant perceptible: elle est une «primordialité» toujours présente, immédiatement là, donnée aux sens. Mais l’on remarquera que pour le poète, elle s’offre d’abord à une saisie auditive, avant même toute référence aux perceptions visuelles [21]. Et la voix de la mer, par laquelle l’univers tout entier s’anthropomorphise et révèle l’humanité de sa fibre – tout en révélant, a contrario, la fibre universelle de chaque être humain – est le fil conducteur d’une communication souterraine, hors des mots, mais dont le sens se dégage, ou mieux encore, une vérité : ”Tu m’hai detto primo/ che il piccino fermento/ del moi cuore non era che un momento/ del tuo…” [22]. Dans l’ébriété de la relation à cet élément dont l’infinité apparente (”vastità”) est aussi celle du Tout, se réaffirme une participation réciproque qui aussi lien fondateur et vital où dans leur radicale différence de forme et de destin se nouent éternel, et temporel (”un momento del tuo…”). La vie se définit toujours comme source et jaillissement, son éternité n’est pas une staticité au-dessus des formes mouvantes et périssables, elle est mouvement en perpétuelle renaissance, elle est continuité sans fin parce qu’elle est instant sans épaisseur, toujours jaillissant. L’irreprésentable est là, dans cette imbrication d’insaisissable ponctualité et d’éternité, de mouvement qui ne passe pas [23]. Toutefois la mer est u élément qui, à la différence du feu liquide courant dans les veines du monde, s’offre à l’expérience directe, parce qu’elle constitue à elle seule un milieu qui peut, momentanément au moins, être objet de découverte et de révélation : ”Guardati dal fondo gli sbocchi/ segnavano architetture/ possenti campite di cielo./ Sorgevano dal tuo petto/ rombante aerei templi,/ guglie scoccanti luci:/ una città di vetro dentro l’azzurro netto/ […] Nasceva dal fiotto la patria sognata./ Dal subbuglio emergeva l’evidenza./ L’esiliato rientrava nel paese incorrotto” [24]. Le schème directionnel de la descente s’inverse immédiatement en schème ascensionnel; le lieu de la profondeur et de l’obscurité se commue en verticalité ascendante et en lumière: les perceptions auditives qui jusqu’à ce point caractérisaient la mer se métamorphosent en visions de clarté pure [25], projetées vers les hauteurs célestes. Mais ne perdons pas de vue que cet élan vers une forme d’Idéal, qui se matérialise en formes succinctement tracées et en lumières, a sa source dans la grotte (cf. le premier vers ”Ho sostato talvolta nelle grotte”), équivalent de “l’eterno grembo” [26]; de l’obscurité naît la pure lumière, parce que l’obscurité de la grotte est celle de l’antre primordial, source de toute vie. Et ici toutes les valeurs imaginaires liées à la cavité, au rfuge, sont celles d’une maternité régénératrice, lieu coessentiel à l’être humain [27], que n’affecte pas la temporalité [28]: nous avons là, pour ainsi dire, une «théologie négative»; et c’est bien de théologie qu’il convient de parler, puisque les architectures imaginaires, visions inversées de la grotte et du ciel, dessinent, du fond de l’eau, des «temples aériens»; et théologie «négative» si l’on pense à la référence à l’ici-bas qui sert à la construction de réalités inouïes. La poétique de l’eau et du retour à l’intime (voire au chtonien: les grottes, même si elles sont proches des rivages) se transforme en une dynamique ascendante et en une symbolique de la transparence universelle [29]. Le primordial se développe en métaphores de la sacralité [30], la profondeur se retourne en «évidence», en pure visibilité de ce qui parle naturellement à l’être humain et ne lui dit pas une vérité mais le place au milieu d’une vérité [31].

On retrouve à partir de là une vision de la vie comme exil, comme expulsion d’un lieu originel et essentiel [32]. Vivre, c’est être rejeté hors de l’atemporalité, et c’est se retrouver parmi toutes les autres choses, avec lesquelles on partage l’être, plus précisément l‘être-au-monde qui est aussi l’être-rejeté que nous venons de mentionner. Le poète se saisit dans la phénoménalité de l’existence, et d’abord dans la phénoménalité de la coupure: “Giunge a volte, repente,/ un’ora che il tuo cuore disumano/ ci spaura e dal nostro si divide./ Dalla mia la tua musica sconcorda,/ allora, ed è nemico ogni tuo moto” [33]. L’immensité de la mer, sa démesure, peut être vécue comme un danger, comme une menace pour les créatures qui se sentent à son égard dans un rapport de filiation [34]. Toutes les images se référant à la musique dans les Ossi di seppia prennent ici leur sens et révèlent l’origine de leur formation: la musique est harmonie non seulement sonore, mais aussi harmonie du Tout, harmonie idéale, tout comme dans les sphères célestes. ; si l’on pense à tout ce qui marque, comme dans notre citation ci-dessus, le désaccord [35], la musique est ce qui dit la difficulté d’accès à l’Ideal. Elle dit, selon une ligne d’expression propre, la souffrance radicale de l’être-au-monde, souffrance radicale parce que l’être-au-monde est d’abord déchirure, rupture entre l’individu et le Tout, rupture entre l’existence et le Sens qui devrait la porter [36], ou en d’autres termes rupture entre existence et Essence. Et, de ce point de vue, ce n’est certes pas un hasard si le poète évite le rapprochement attendu entre mer et mère (mare-madre, en italien) pour inscrire, au contraire, l’équivalence mer-père: “E questa che ni me cresce/ è forse la rancura/ che ogni figliolo, mare, ha per il padre” [37]. La présence du mot mare dans le texte de la citation ne sert pas à rappeler qui est l’interlocuteur ou l’objet de l’apostrophe; le mot est là pour que joue avec plus de force encore la distinction, si ce n’est l’opposition madre-padrepadre vient se substituer à son paronyme madre. De la mer-madre on passe au père par qui se marque une coupure de la relation originelle et fusionnelle, si ce n’est même à une inversion de celle-ci (rancura) qui perd sa positivité pour instaurer le sujet dans l’altérité à ce qui fut Objet total. Le père, ou l’apparition métaphorique de la référence à ce qui s’y représente signifie l’éloignement du passé et le caractère inexorable et irréversible du viellissement à entendre ici comme l’éloignement du temps initial de l’enfance et comme inscritpion réelle dans la temporalité. Le poète prend conscience de cette inscription et du rôle qu’y joue l’entrée dans les signifiants, qu’il nous faut à juste titre resituer dans leur lien à l’évocation de l’imago paternelle: “gridare meglio la mia malinconia/ di fanciullo invecchiato che non doveva pensare” [38]. La condition pour conserver l’émerveillement de l’enfance mais aussi le rapport à la mère et à la «primordialité», c’est de rester hors de l’activité rationnelle et des signifiants sur l’utilisation desquelles celle-ci prend appui. Le temps, envisagé dans la linéarité de parcours qui éloigne de l’enfance jusqu’à la rendre inaccessible, a partie liée avec la pensée. Penser, c’est être hors des choses. Penser les objets qui ont été ceux de l’enfance, c’est être irrémédiablement éloigné d’eux et c’est les penser désormais dans une altérité qui n’était primitivement pas la leur. Penser l’enfance est au fond chose impossible, car c’est nécessairement la «penser» à travers cette coupure qui la distingue comme enfance qu’elle n’était pas mais rapport immédiat au monde, pour formuler les choses selon les lieux communs de l’expression, en vérité rapport au monde dans la médiation de la mère (ou rapport à la mère dans la médiation des objets qui la représentent par métonymie): le rapport immédiat est là, dans cette première vie à deux de la symbiose mère-enfant. La coupure de l’enfance est interruption de la relation à la mère, et tous les objets contigus - cette contiguïté doit s’entendre spatialement mais aussi temprellement - sont, à l’instar de la mère, constitués en objets perdus. Et plus précisément encore, la mère - ou l’enfance - sont devenus objets en se perdant, car c’est la perte qui les a érigés en objets. Aussi la mère, et l’accès à la primordialité qu’elle représente, surtout dans son lien symbolique à la mer, ne peut plus paradoxalement se donner que dans le refus. Ainsi le poète évoque le souvenir d’un Noël lointain oùu petit défilé d’enfants déguisés en soldats dans les termes suivants: [39]. Le vert pâturage revêt la signification de l’inaccessible, il le représente en modifiant sa nature; il est un peu le “vert paradis des amours enfantines”, une sorte de Souverain Bien qui ne s’érige comme tel que par l’effet de barre: ce qui se représente, c’est l’irreprésentable de cette réalité passée, dépassée, et c’est aussi l’ireprésentable de ce qui n’est plus et ne pourra plus jamais être qui se gauchit dans une représentation de l’inaccessible.

Envisagé du point de vue de la réalité perceptible ou du simple point de vue de ce qui peut se dire, de l’ici(-bas), ce qui est au-delà de la coupure se donne comme manque et comme privation: “m’apparite/ allora, come me, nel limbo squallido/ delle monche esistenze” [40]. La référence au Limbe (“limbo squallido”) montre bien la clôture des existences réelles, l’inaccès à un idéal qui est le leur. L’emploi de l’adjectif monche atteste, s’il en était besoin, la trace indélébile de la coupure, de la séparation constitutive de toute existence. A partir de là; la relation du réel au vrai n’est plus de coïncidence ni d’identité: le réel n’est pas le vrai, même si le vrai ne peut être représenté tel quel et se donne seulement comme au-delà de la frontière de l’être. Le réel se trouve ainsi, par l’effet d’une perception que décentre l’imagination d’une altérité qui se distinguerait de lui, abordé comme illusion [41].

Même si les formes du monde [42] sont illusion, elles ont bel et bien réalité: une réalité sourde, pesante, e même froide: “in un riposo/ freddo, le forme, opache, sono sparse” [43]. La réalité dont on peut faire l’expérience de ce côté-ci de la coupure, c’est une réalité figée, sorte de lave refroidie qui a perdu sa chaleur, son feu tout comme sa vive couleur (cf. forme opache). La forme est ainsi la liite de existence, son isolement, son éparpillement (sono sparse) là où, primordialement, il y avait unité dans la fusion. La forme, tout en étant la condition de l’existence est aussi la prison dans laquelle chaque être (chaque étant) est enfermé spatialement et temporellement. Tout l’Etre souffre, il souffre de la coupure de l’autre part de lui-même, de sa part d’irreprésentable vérité: “[...] un ciottolo/ roso sul mio cammino,/ impietrato soffrire senza nome” [44]. La matière minérale est soumise à la même loi de séparation que les êtres vivants eux-mêmes, et l’éclatement de l’Etre en pluralité de formes ne change rien au manque fondamental, à l’irrépressible nostalgie de l’unité primordiale [45]. L’érosion, la corrosion [46] sont l’aspect sensible de cette souffrance métaphysique. Le lecteur des poésies de Montale pourra s’étonner que la source de toute corrosion [47], le symbole de celle-ci puisse être la mer, avec son sel. En vérité, on a là l’un des pivots du système des images d’Ossi di seppia, le point de connexion d’éléments apparemment disparates. Si l’on se réfère aux analyses de Gilbert Durand, qui reprend en cela des observations de la psychologie des profondeurs, le sel et l’or sont des équivalents: “On retrouve [...] toujours derrière le symbolisme du sel, et celui de son doublet nobre l’or, le schème d’une digestion et l’archétype du blottissement substantialiste” [48]. Dans l’univers de Montale, par le sel, la Mer opère une réintégration en son sein, par une dissolution lente et douloureuse des existants: la mer reprend ce qu’elle a créé, elle récupère par une usure lente, de tous les jours, ce qu’elle a rejeté hors d’elle. Un regard plus approfondi permet de voir la relation constante entre le sel et la «brûlure» qu’il inflige. A travers cette action du sel, qui est métonymie de la mer, de sa profondeur, de sa substance même [49], il apparaît une homologie puissante entre la mer et le feu, avec sa valeur de primordialité: nous avions déjà souligné cette commune valeur, mais ici elle se précise également par l’identité de l’action opérée. Toutefois, il faut immédiatement relever une différence, voire une distinction fondamentale: le sel produit une consomption là où le feu donne lieu à une combustion. C’est donc dans l’immédiateté (ou son contraire, la lente dilution à travers le temps) qu’il faut saisir la différence d’action de la puissance du feu et de la causticité du sel. On pourrait en inférer que le sel, c’est le feu qui produit ses effets, mais à travers la coupure, dans la médiation de la coupure [50]. Le sel marque la corruptibilité des existants, de ceux qui saisissent leur être dans la phénoménalité d’une séparation déjà advenue, et dans l’inscrition temporelle, qui est lent écoulement en même temps qu’écroulement, comme le suggère l’expression de Montale “lento franamento” [51], sans mouvement réel. Tel est le paradoxe de l’inscription temporelle: fixité sous l’apparence du mouvement. Les Ossi di seppia abondent en images de la fixité, à entendre comme impossibilité du mouvement, comme emprisonnement. Il semble que toutes ces images aient leur source dans une image première, qui trouve ainsi sa formulation: “...l’agave che s’abbarbica al crepaccio/ e sfugge al mare dalle braccia d’alghe” [52]. S’il existe trois autres occurrences du mot abbraccio dans l’oeuvre qui constitue le corpus sur lequel porte la présente étude [53], marquant une sorte d’union primitive reconstituée, les “braccia d’alghe” comportent au contraire une valeur négative, celle-là même que nous avions indiquée à propos de la mer qui effraie [54], et que l’on pourrait rapprocher d’une image de la mauvaise mère, qui prend ici une allure méduséenne [55]. De là suivent toutes les images des fili, du viluppo, du groppo, de la toile d’araignée et également de la catena. Signalons enfin l’autre ligne porteuse d’images par où est signifiée la fixité dans l’illusion du mouvement: celle de la roue, ainsi que toutes les images de la circularité. La circularité du temps marque la coupure avec l’autre temps, celui de l’enfance: “Giungeva anche per noi l’ora che indaga./ La fanciullezza era morta in un giro a tondo” [56]. L’expression “giro a tondo” rappelle, tout autant que les manèges pour enfants dans les jardins publics, le “girotondo delle stagioni” de la langue italienne, qui marque le retour continuel et le cycle clos des morts et des renaissances de la nature. A cette différence près que dans le tourbillon du temps, l’enfance rencontre sa propre mort sans possibilité de renaissance. Le cycle de la vie ne ramène pas l’époque de l’enfance; le temps, lui aussi, est perte, perte radicale. Et l’instant est lui aussi mouvement figé, saisi par une sorte de matérialité qui est paralysie, «refroidissement» de la substance mère du monde.

Mais l’instant est en même temps, et presque par nature, ouverture. Si le passé est révolu, si son retour semble impossible, le futur peut ou pourrait livrer toutes ses promesses dans l’instant qui vient. La roue du temps et l’enfermement qu’elle postule n’excluent pas la persistance d’une attente, le futur restant ouvert à tous les possibles, même si cette pouverture est pure illusion qui ne se révèle telle que dans la prise de conscience de l’après-coup. Il y a l’attente d’autre chose, d’un dépassement de la réalité quotidienne, et cette attente repose tout entière sur l’instant, l’instant à venir, on ne sait quand, mais l’insatnt qui devrait mettre à nu l’irréalité de ce que l’on prend quotidiennement pour la réalité: “L’attimo che rovina l’opera lenta di mesi/ giunge: ora incrina segreto, ora divelge in un buffo./ Viene lo spacco; forse senza strepito” [57]. L’idée que la consistance de la réalité dans laquelle l’être humain est plongé ne serait que pure apparence, illusion sans substrat, parcourt toute l’oeuvre de Montale [58]. La félure secrète du monde est une image récurrente, et un moment viendra où la cohsion factice du monde se défera. C’est ce que suggèrent les références à l’evento, qui serait le moment de la révélation de la facticité [59], moment de vérité qui éclaterait au grand jour, avènement de cette patrie originelle où l’être se retrouverait enfin dans un rapport d’harmonie au monde et de transparence. Ou bien, autre hypothèse, celle du pur néant, double inversé d'une inaccessible totalité: ”Forse un mattino andando in un'aria di vetro,/ arida, rivolgendomi, vedro' compirsi il miracolo: il nulla alle mie spalle, il vuoto dietro/ di me con un terrore di ubriaco. / Poi come s'uno schermo, s'accamperanno di gitto/ alberi case colline per l'inganno consueto./ Ma sarà troppo tardi/; ed io me n'andro' zitto/ tra gli uomini che non si voltano, col mio segreto” [60]. C'est bien cette hypothèse - qui est aussi une crainte radicale - qui mine ce qui se constitue pour les hommes en réalité, c'est-à-dire en mythe collectif de ceux “qui ne se retournent pas” (à la différence du poète) et qui par conséquent ignorent leur illusion comme telle et peuvent vivre de leur ignorance. Peut-être aussi est-ce la réalité de la pensée, qui marque pour Montale le passage de l'enfance à l'état adulte.

Mais la fêlure secrète du monde est aussi ce qui en lui creuse une attente en même temps qu'une possibilité; miracle ou mirage, c'est ce qui porte le poète et lui permet de continuer sa route malgré le miracle tout négatif, l'espèce de cauchemar, que nous venons d'évoquer précédemment, et c'est ce qui pousse le poète vers l'inconnu du futur: ”Tutto ignoro di te fuori del messaggio / muto che mi sostenta sulla via: / se forma esisti o ubbia nella fumea/ d'un sogno t'alimenta / la riviera…” [61]. La possibilité du néant absolu n'est abordée dans aucune autre composition que celle que nous avons citée. Ce néant reçoit l'habillage de l'alternative ici exprimée entre deux réalités qui se superposent: réalité objective ou réalité de l'illusion venant combler le creux du néant, venant se constituer en fantasme salvateur [62]. Et il est des moments où l'illusion prend, au futur, la forme d'une quasi-réalité, dans laquelle ce qui est à venir réalise toutes les promesses de plénitude que l'enfance semblait comporter; ces moments sont préparés non plus par l'evento mais par l'avvenimento [63]; mais, quoi qu'il en soit, la seule chose essentielle dont le futur peut être porteur c'est l'antérieur, qu'il s'agisse du passé de l'enfant, ou, à travers lui, de la primordialité dont nous avons parlé: ”M'attendo di ritornare nel tuo circolo, / s'adempia lo sbandato mio passare. La mia venuta era testimonianza / di un ordine che in viaggio mi scordai, / giurano fede queste mie parole / ad un evento impossibile, e lo ignorano” [64]. L'irreprésentable semble accessible ou presque. Les moments les plus heureux de la poésie de Montale sont ceux où le ”message muet”, peut-être informulable, livrera son secret, qui se situera au-dessus de toute expression. Si la réalité du monde dans lequel chacun prend conscience de son existence oppose l'opacité de ses formes, dans le même temps, chacune de ces formes peut être lue comme un signe, qui ne renvoie pas à la forme elle-même, mais à autre chose, à un hors-du-monde, à quelque chose d'essentiel échappant à l'enchaînement dont est faite la trame des jours et au-dessus d'elle. Certes les signes sont marqués par leur caractère d'énigmaticité, comme l'a si bien montré Jean Gonin dans son travail [65] sur l'œuvre de Montale. Mais il est des moments privilégiés, ”d'enchantement”, où le prodige semble être à portée de main, et ce sont des moments de grand bonheur, même si la clef du monde et de l'existence n'est pas livrée: ”Ed era forse oltre il telo / L'azzurro tranquillo; / vietava il limpido cielo / solo un sigillo” [66]. Peut-être n'est-ce qu'un effet de l'imagination, peut-être est-ce un fonctionnement nécessaire de l'esprit que de croire que derrière les choses il existe autre chose, et que ce qui est n'est qu'apparence renvoyant à une réalité qu'il faudrait rechercher [67]. Il demeure un point de résistance, un sceau qui ne cède pas, mais qui donne l'impression d'être la ligne de démarcation entre monde réel, presque au sens platonicien [68]– et le monde de l'illusion qui serait le nôtre: un monde à percer, à traverser, temporellement (voir lo sbandato mio passare, il mio viaggio… où est reprise et réélaborée une terminologie chrétienne «vallée de larmes» devenue vallo) et spatialement, avec l'aide d'éléments qui dans une première approche se donnent comme médiateurs, à savoir un certain nombre de signes naturels qui deviennent porteurs d'une signification en puissance. Mais le fantasme porteur est bien celui-ci, tel qu'il est formulé dans Quasi una fantasia: ”Lieto leggerò i neri / segni dei rami sul bianco / come un essenziale alfabeto. / Tutto il passato in un punto / dinanzi mi sarà comparso.” [69]. On a bien ici cette reconstruction du temps, sa condensation qui met (ou mettrait) fin à son éparpillement, et ou la roue se recueillerait enfin en son centre, mettant un terme à la fixité sous l'apparence du mouvement. Dans le même temps, toutes les images liées à celle du labyrinthe (qui chez Montale se traduisent par celles de filo, viluppo, groviglio, groppo, catena, cf. supra) semblent elles aussi conduire vers une issue, comme le suggère le “filo da disbrogliare” de la poésie I limoni [70].). Ces moments de quasi-révélation sont caractérisés par une plus grande intimité avec les choses (“silenzi in cui le cose / s'abbandonano” [71]; “tutto è più raccolto e più vicino/ come visto attraverso di una cruna; / ora è certa la fine” [72]) où le poète paraît sentir vibrer l'essentiel – ce qui serait tel mais ne se représente jamais – qui est à la limite de transparaître, de se livrer dans la phénoménalité. On est alors dans une esthétique du sublime, au sens étymologique de ce qui ne peut avoir accès à l'autre côté de la frontière mais se trouve à proximité immédiate de celle-ci, grâce et à cause de la médiation des signes du monde qui paraissent se constituer en un langage chiffré.

Mais ce que le regard instaure comme signe est forcément limité par la fonction de signe elle-même qui est fonction de renvoi; le sublime est ainsi renvoi continuel à un impossible au-delà et renvoi dans le temps de la révélation promise: “tutte le immagini portano scritto: più in là” [73]. L'écriture à laquelle il est ici fait référence est la transcription des éléments de la nature en un code symbolique. Ce renvoi à autre chose, ce report dans le temps que cela implique comporte l'échec de tout déchiffrement. Le grondement de la mer parle certes au poète, mais lui livre un message qu'il ne sait pas ou ne sait plus décoder [74]. L'art pourrait être le lieu de ce transcodage, l'art pourrait idéalement donner accès à cet au-delà des choses et des signes, mais il n'en est rien [75].

Il semble toutefois qu'il ne puisse exister rien d'autre que cet élan vers l'irreprésentable, qui impose sa réalité d'irreprésentable à l'être humain. La lucidité renvoie le poète à l'en-deçà des signes du monde, qui reprend véritablement forme et inéluctable consistance de matière qui oppose sa sourde résistance, comme dans Meriggiare pallido, ou sa souffrance d'être contenue dans une forme limitée, comme dans Spesso il male di vivere ho incontrato, où les signes sont signes, mais de rien qui soit humainement intelligible, laissant subsister le mirage d'une surhumaine présence mais indifférente au sort des hommes. Certes une telle vision, dans tout son pessimisme ou son désenchantement, marque-t-elle la permanence de l'illusion que notre monde serait l'avers d'autre chose, confirmant l'autre impossibilité, celle de la représentation lucide du Néant. Il reste que la césure advenue entre le sujet et la «primordialité» se dresse comme une infranchissable muraille, sauf à vivre dans une autre illusion, dans une autre clôture qui pacifie, dans une erreur extensible à toute la vie – donc insaissisable – qui consiste à n'accorder foi qu'à l'ici-bas, sans que celui-ci renvoie à un quelconque au-delà, écartant par là tout manque et toute incomplétude [76].

Toutefois l'échec du poète, ou ce qui est présenté comme tel, trouve une compensation dans une sorte d'oblation en faveur d'un autre, d'un qui peut prendre différents aspects; le premier de ces autres, c'est l'interlocuteur fictif des compositions, qui apparaît dès Godi se il vento ch'entra nel pomario; ou bien encore, par exemple, c'est Esterina (note sur le nom), dans Falsetto. Et le poète pose une sorte d'économie de l'échange, faisant don de son propre échec et de sa perte aux autres afin qu'elle leur permette de réussir: “[…] di scontare/ la vostra gioia con la mia condanna. / E' il voto che mi nasce ancora in petto, / poi finirà ogni moto. Penso allora / alle tacite offerte che sostengono le case dei viventi; al cuore che abdica / perché rida un fanciullo inconsapevole” [77]. Ce qui ne semble pas donné au poète, il semble que d’autres, par délégation, puissent en bénéficier; et cette délégation à d’autres atténue la peine du poète, rend son amertume moins forte [78]. Mais l’autre(ou les autres) peut également être envisagé comme la partie de lui-même dont le poète est coupé, comme cette part vive, proche de la «primordialité», celle-là même qui tente de sse manifester dans l’activité poétique: “Tu chiedi se così tutto vanisce/ in questa nebbia di poche memorie/ [..] Vorrei dirti che no, che ti s’appressa/ l’ora che passerai di là dal tempo;/ forse solo chi vuole s’infinita,/ e questo tu potrai, non io...” [79]. Cet autre est en tout cas quelqu’un à qui le poète, tout en marquant la différence, s’identifie - proche quoi qu’il en soit - , quelqu’un par qui l’impossible du franchissement de la coupure entre existence et essence semble, à défaut d’être possible, être capable d’être porté par une représentation.

Tel semble être le paradoxe de l’irreprésentable, la tension avec la représentation qui dit à la fois la nostalgie d’une «primordialité» inexorablement perdue, et l’espérance d’une fuite hors du lieu où s’est réalisée l’existence comme chute et où elle s’accomplit comme lente déréalisation.

Notes

[1] “Ce qui caractérise, au niveau de la distinction signifiant/signifié, le rapport du signifié à ce qui est là comme tiers indispensable, à savoir le référent, c’est proprement que le signifié le rate”, Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil 1975, page 23. Regresar

[2] C’est tout le projet critique qui conduit Jean-Pierre Richard dans Poésie et Profondeur, Seuil, 1955. Regresar

[3] Le recueil a ainsi une parfaite cohérence temporelle. Regresar

[4] “Le notti chiare erano tutte un’alba…”, Eugenio Montale, «Tutte le poesie», Arnaoldo Mondadori Editore, 2000, page 43, in Regresar

[5] “La farandola di fanciulli/ Era la vita che scoppia dall’arsura / Cresceva tra rare canne e uno sterpeto / il cespo umano nell’aria pura», ed.cit., page 45. Mais la simple image de la danse peut se constituer aussi en métaphore évocatrice du bonheur «simple» de l’existence: « Passò nel riquadro azzurro una fugace danza/di farfalle” (Tentava la vostra mano la tastiera, éd.cit., page 44). Regresar

[6] On trouve la référence aux bateaux dans la section Movimenti, in Poesie per Camillo Sbarbaro: « “Sbarbaro, estroso fanciullo, piega versicolori / carte e ne trae navicelle che affida alla fanghiglia / mobile d’un rigagnolo [...] Col tuo bastone raggiungi la delicata flottiglia, / che non si perda; guidala a un porticello di sassi”, éd.cit., page 19. On retrouve la référence aux petits bateaux de l’enfance dans: “Arremba su la strinata proda / le navi di cartone, e dormi, / fanciulletto padrone [...] / Viene lo spacco; forse senza strepito./ Chi ha edificato sente la sua condanna. / E’ l’ora che si salva solo la barca in panna. / Amarra la tua flotta tra le siepi”, éd. cit., page 48. Les bateaux deviennent le symbole de l’enfance conservée dans toute sa vitalité, loin de la facticité des constructions sociales, minées de l’intérieur («lo spacco»). Regresar

[7] Valmorbia, discorrevano il tuo fondo, éd.cit., page 43. Regresar

[8] Cf. : “memoria, terra dove non annotta”. L’inversion des valeurs d’intimité en valeurs de lumière est permise par la transformation symbolique opérée par la mémoire. Cf. également précédemment, note 7: les valeurs de lumière sont conjuguées à celle de naissance (alba), ici figée en une aube qui ne passe jamais. Regresar

[9] On ne peut éviter d’établir un rapprochement entre Valmorbia et val morbido, par où une signification implicite dirait ce qu’était ce lieu pour le poète. Regresar

[10]. Ciò che di me sapeste…, éd.cit., page 36. Regresar

[11] Cf. ci-dessus, notes 11 et 12. Regresar

[12] Sul muro graffito, éd.cit., page 50. Regresar

[13] Brûler c’est être le feu, c’est se fondre dans cette puissance primordiale; c’est aussi consentir à son propre sacrifice, et c’est non pas seulement se régénérer mais n’être plus que l’acte de régénérescence: «le feu étant l’élément sacrificiel par excellence, celui qui confère au sacrifié la destruction totale, aube de totales régénérations», G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, Dunod, 1992, 11º édition, page 382. On pourra utilement se reporter à l’ensemble des pages 381-383. Regresar

[14] Fine dell’infanzia, éd.cit., page 68. Regresar

[15] L’absence de trace de l’instant passé s’oppose aux références que l’on peut trouver à la «memoria stanca»» Regresar

[16] Dissipa tu se lo vuoi, éd. cit., page 61. On remarquera une nouvelle fois dans la formulation l’emploi d’une double négation. Regresar

[17] Fine dell’infanzia, éd. cit., page 69. On pourrait citer également : “rapido rispondeva/ a ogni moto dell’anima un consenso/ esterno…”, ibidem, passage qui montre l’«accord» naturel qui désormais n’est plus (cf. l’expression «scordato strumento/cuore» qui clôt Corno inglese, éd. cit., page 13). Regresar

[18] “Il nostro mondo aveva un centro”, Fine dell’infanzia, éd. cit., page 69. L’existence d’une centralité, d’un cœur pour la pulsation du monde, explique la circulation du sens immanent, qui est sens sans que l’on ait à se poser la question du sens ; laquelle révèle une extériorité au sens et rend dès lors fortement improbable la possibilité d’une réponse nécessaire. Ais ce sens n’est nullement incompatible avec l’usage des mots, au contraire, il le fonde: “rapido rispondeva/ a ogni moto dell’anima un consenso/ esterno, si vestivano di nomi le cose, il nostro mondo aveva un centro”, ibidem. Regresar

[19] Ed. cit., page 59. Regresar

[20] Cette antériorité est faite de contiguïté: “La casa delle mie estati lontane/ t’era accanto..., ibidem. Regresar

[21] Elle est d’abord ce qui émane d’elle, un «rombo», qui la donne dans une approche métonymique. La mer est peu évoquée comme «azur» (ce terme est plutôt réservé à l’évocation du ciel). Dans Scendendo qualche volta, éd. cit., page 55, elle est abordée comme «vastità», et sa surface y est perçue ainsi: “era la tesa/ del mare un giuoco di anella” (on notera encore la référence à la «vastità» euphémisée en «tesa» au lieu de «distesa», comme pour en communiquer l’impression de pure surface, de voile superficiel, sans consistance matérielle, la surface n’étant rien en vérité, si ce n’est limite. Regresar

[22] Antico, sono ubriacato..., éd. cit, page 54. Regresar

[23] C’est ce que suggèrent les lignes: “… esser vasto e diverso/ e insieme fisso”, éd. cit., page 54. Regresar

[24] Ho sostato talvolta nelle grotte, éd. cit., page 56 Regresar

[25] La ««médiation» entre perceptions auditives et images de clarté s’effectue dans la métaphore “scoccante luci”, qui se poursuit dans “azzurro netto”. Le contexte lexical religieux qui sert de fondement à la constitution de la métaphore était déjà présent dans Antico, sono ubriacato, éd. cit., page 54: “[...] dalle tue bocche quando si schiudono/ come verdi campane...” (v. 2-3). Regresar

[26] Cf. «“Il commuoversi dell’eterno grembo”», In limine, éd. cit., page 7. Regresar

[27] Nous renvoyons à la «patria sognata» de notre citation. Regresar

[28] Cf. <»paese incorrotto» où la corruptibilité est celle du la sujétion au temps Regresar

[29] Elle est portée en particulier par l’expression “città di vetro”, et la référence au verre est fréquemment utilisée par Montale dans sa poétique de la solarité. Regresar

[30] Cf. ci-dessus, notre note 25. Les références à la sacralité, aussi bien chrétienne que païenne sont relativement fréquentes dans les Ossi di seppia; ainsi dans Falsetto peut-on lire: “Ecco per te rintocca/ un presagio nelle elisie sfere”, éd.cit., page 14 (chrétienté et paganisme cohabitent dans le rapprochement des cloches - métonymiquement présentes avec le «rintocco» - et des «elisie sfere». Regresar

[31] “[...] il filo da disbrogliare che finalmente ci metta/ nel mezzo di una verità”, I limoni, éd.cit., pages 11-12. Regresar

[32] L’adjectif n’est pas sans une signification particulière chez Montale. Regresar

[33] Giunge a volte, repente, éd.cit., page 57. Regresar

[34] “[...] nel blando/ minuto la natura fulminata/ atteggia le felici/ sue creature, madre non matrigna,/in levità di forme”, «Sarcofaghi», éd.cit., page 21. Le rapport positif à la Mère-Nature peut naturellement s’inverser: celle-là même qui donne vie et protège peut être perçue comme la source des plus grands dangers. Regresar

[35] On peut observer une relative prédominance de l’utilisation des métaphores ou des références musicales pour marquer le désaccord: ainsi, à la fin de Corno inglese, on peut lire “scordato strumento,/cuore”, qui réalise parfaitement, par la rupture du rythme, le désaccord indiqué sémantiquement. On trouve aussi l’expression “acre groppo di note soffocate (Minstrels, éd.cit., page 16), ou bien encore le titre de la composition Falsetto. Mais on a aussi une référence positive dans Portami il girasole: “Tendono alla chiarità le cose oscure,/ si esauriscono i corpi in un fluire/ di tinte: queste in musiche. Svanire/ è dunque la ventura delle venture”, éd.cit., page 34. Regresar

[36] Cette déchirure semble être plus dure à supporter et à vivre pour les humains, qui pourraient même envier aux choses leur pure matérialité, et l’identité supposée en elles entre essence et existence: “Avrei voluto sentirmi scabro ed essenziale/ siccome i ciottoli che tu volvi”, éd.cit., page 59. Toutefois, il semble que ce ne soit que par comparasion que les choses inanimées jouissent d’un privlilège. Dans d’autres poésies, en particulier Spesso il male di vivere, la souffrance du vivre paraît existensible à tous ceux qui possèdent l’être en commun avec l’homme et les créatures vivantes. Regresar

[37] Giunge a volte, repente, éd.cit., page 57. Cette opposition est annoncée dans un poaroxysme de lumière qui se retourne en son contraire: “Guardo la terra che scintilla,/ l’aria è tanto serena che s’oscura”, ibidem, qui marque l’impossible accès à la «“primordialitéW”, ou plutôt qui marque cette dernière comme impossible. Regresar

[38] Potessi almeno costringere, éd.cit., page 60. Regresar

[39] Poesie per Camillo Sbarbaro, &171;Caffè a Rapallo#187;, éd.cit., page 19. Regresar

[40] Crisalide, éd. cit., page 88. Regresar

[41] Ainsi trouve-t-on dans l’oeuvre un certain nombre de références à l’illusion et à la tromperie dont elle est porteuse: “Poi come s’uno schermo, s’accaperanno di gitto/ alberi case colline per l’inganno consueto”, Forse un mattino andando in un’aria di vetro, éd.cit., page 42. La réalité de l’ici-bas apparaît ainsi comme la continuité de l’illusion. On trouve aussi une référence au «“caduco velo”187; (éd.cit., page 45). Regresar

[42] #171;Forma187; est le terme employé par Montale, et désigne les objets du monde perçus: “ogni forma si squassa nel subbuglio/ degli elementi”, Ed ora sono spariti i circoli d’ansia, éd.cit., page 72; “e di guadare le forme/della vita che si sgretola”, Non rifugiarti nell’ombra, éd.cit., page 31. Regresar

[43] Sul muro graffito, éd.cit., page 50. Regresar

[44] Ho sostato talvolta nelle grotte, éd.cit., page 56. Ici le galet perd sa valeur de référence, il perd l’essentialité qui rendait sa nature enviable au poète (“avrei voluto sentirmi scabro ed essenziale/ siccome i ciottoli che tu volvi”, éd.cit., page 59) Regresar

[45] “Or, m’avvisavo, la pietra/ voleva strapparsi, protesa/ a un invisibile abbraccio...” , Scendendo qualche voltae, éd.cit., page 55. Regresar

[46] Cf. citation ci-dessus, dont les références sont données note 44. Regresar

[47] Aux images de la corrosion (ruggine “meno acre la ruggine”, Godi se il vento, éd. cit., page 7), sont liées toutes les références au sel (“nel mio terreno bruciato dal salino”, Portami il girasole, éd.cit., p. 39; “i ciottoli che tu volvi/ mangiati dalla salsedine”, Avrei voluto sentirmi scabro…, éd.cit., p. 59; “equorea creatura/ che la salsedine non intacca”, Falsetto, éd.cit., p. 15) s, mais aussi à l’âpreté ou à l’amertume (âcre), mais aussi à la brûlure. Regresar

[48] Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, éd.cit., page 301. Sur ce thème de l’équivalence de l’or et du sel, on pourra consulter les pages 299-306, ibidem. Regresar

[49] “La substance est toujours cause première, et le sel comme l’or sont les substances premières, «graisse» du monde, «épaisseur des choses», comme l’écrit encore un alchimiste du XVII° siècle”, Gilbert Durand, ibidem, page 300. Regresar

[50] On pourrait mettre en relation cette observation avec la convergence qui existe entre lettere di fuoco (“Non chiederci la parola che squadri da ogni lato/ l’animo nostro informe, e a lettere di fuoco/ lo dichiari..”, éd.cit., page 29) et parole salmastre (“io che sognava rapirti/ le salmastre parole/ in cui natura ed arte si confondono”, Potessi almeno costringere, éd.cit., page 60). La «salinité» de la parole poétique (salmastre parole) apparaît alors comme dégradation culturelle (de ce côté-ci de la coupure) du feu naturel, qui ne peut être donné dans des lettres de feu (lettere di fuoco) (la formule est précédée d’une négation qui indique son impossibilité), c’est-dire directement issues, sans médiation, de la «primordialité». Regresar

[51] Giunge a volte, repente, éd.cit., page 57: “Mia vita è questo secco pendio, / mezzo non fine, strada aperta a sbocchi/ di rigagnoli, lento franamento”. Il semble difficile de ne pas rapprocher cette expression lento franamento&187; du mot qui apparaît dans la composition immédiatement antérieure Ho sostato nelle grotte (éd.cit., page 56): «disfrenamento (“Così, padre, dal tuo disfrenamento...”). Regresar

[52] L’agave sullo scoglio, éd.cit., page 71. Regresar

[53] Ces trois autres occurrences sont chargées d’une valeur positive: “l’abbraccio del divino amico” (Falsetto, éd.cit., page 14); “l’abbraccio d’un bianco cielo quieto (Ripenso il tuo sorriso, éd.cit., page 32); “la pietra voleva strapparsi, protesa/ a un invisibile abbraccio (Scendendo qualche volta, éd.cit., page 55). Regresar

[54] Citons pour mémoire: “il tuo cuore disumano/ ci spaura e dal nostro si divide”, Ho sostato talvolta nelle grotte, éd.cit., page 55. Regresar

[55] Ce n’est probablement pas un hasard si le verbe «impietrire» est utilisé pour indiquer l’effet du spectacle et de la proximité de la mère immense et toute puissante sur le poète (“Come allora oggi in tua presenza impietro”, Antico, sono ubriacato, éd.cit., page 53). Regresar

[56] Fine dell’infanzia, éd.cit., page 70. Regresar

[57] Arremba sulla strinata proda, éd.cit., page 48 Regresar

[58] “Dirama dal profondo/ in noi la vena/ segreta: il nostro mondo/ si regge appena”, Debole sistro, éd.cit., page 46; “e tutti vidi/ gli eventi del minuto/ come pronti a disgiungersi in un crollo”, Avrei voluto sentirmi scabro, éd.cit., page 58. Regresar

[59] “Era in aria l’attesa/ di un procelloso evento”, Fine dell’infanzia, éd.cit., page 69: “Giuravano fede queste mie parole/ ad u evento impossibile, e lo ignorano”, Dissipa tu se lo vuoi, éd.cit., page 61. Regresar

[60] Ed. cit. page 42. Regresar

[61] Delta, éd.cit., page 97. Regresar

[62] “se procedi t'imbatti / tu forse nel fantasma che ti salva” , Godi se il vento, éd.cit., page 7. Regresar

[63] “torna l'avvenimento del sole”, Quasi una fantasia, éd. cit., page 20, vers 5. Ce retour du passé peut être vécu aussi dans le désespoir de la dégradation des choses – voir Flussi, éd.cit., pages 77-78 : “Ritornano i fanciulli.. il giro che governa la nostra vita”; cf aussi Fine dell’infanzia, éd.cit., page 68: “Noi non sappiamo quale sortiremoi/ domani, oscuro o lieto .. acqua di giovinezza / o sarà forse un discendere / fino al vallo estremo, / nel buio, perso il ricordo del mattino”. Nous retrouvons ici une figure du «lento franamento». Regresar

[64] Dissipa tu se lo vuoi, éd. cit., page 61. Le poète se fait lui-même signe de cet irreprésentable ailleurs ou au-delà des signes. Regresar

[65] L’Expérience poétique de Eugenio Montale, Editions du Mirail, 1998. Regresar

[66] Ciò che di me sapeste, éd.cit., page 36 Regresar

[67] Cf l'hypothèse du rien, précédemment. Regresar

[68] Voir le «muro scalcinato» in Non chiederci la parola che squadri, éd. cit., page 29. Regresar

[69] Ed. cit., page 20. Regresar

[70] Ed. cit., page 11. Voir aussi “senti la lima che sega/ la catena che ci lega, éd. cit., page 79. Regresar

[71] Ed. cit, «I limoni», page 11. Regresar

[72] Ed. cit., page 79. Et également: “Nuvole in viaggio, chiari/reami di lassù! D'alti eldoradi/malchiuse porte”, Corno inglese, éd.cit., page 13; “oltre le sbarre/ ci parla a volte di salvezza”, Crisalide, éd.cit., page 88).) Regresar

[73] S’è rifatta la calma, éd. cit., page 73. Regresar

[74] “altri libri occorrevano/ a me, non la tua pagina rombante”, Avrei voluto senirmi scabro, éd.cit.,p. 59. Regresar

[75] Cf Potessi almeno costringere, éd. cit., page 60. Regresar

[76] On peut citer “Ah l'uomo che se ne va sicuro/ agli altri e a se stesso amico,/ e l’ombra sua non cura che la canicola/ stampa sopra uno scalcinato muro”, Non chiederci la parola, éd. cit., page 29. Regresar

[77] Crisalide, éd. cit., page 89. Regresar

[78] Ce bénéfice relatif découlant de la délégation à d’autres de la possibilité de sortir du cercle de l’enfermement dans la matérialité figée du monde est posé dès la première page des Ossi di seppia: “Cerca una maglia rotta nella rete/ che ci stringe, tu balza fuori, fuggi!/ Va, per te l’ho pregato, - ora la sete/ mi sarà lieve, meno acre la ruggine”, éd. cit., page 7 Regresar

[79] Casa sul mare, éd.cit., page 93. Regresar