Dans les années quatre-vingt du XIXème siècle se passaient, dans le nord d’Haïti, des événements qui, malgré leur trivialité, étaient destinés à entrer dans l’histoire d’abord littéraire. Un poète du nom Oswald Durand, connu comme gourmand et coureur de femmes, eut une aventure galante, probablement brève, avec une campagnarde qu’il appela Choucoune. Ce nom servit de titre à un poème qu’il écrivit par la suite et qui devait avoir un destin notable : celui du premier poème connu écrit dans la langue créole haïtienne qui, en ces temps-là, n’avait aucun statut officiel et qui était censée être dépourvue de toute capacité littéraire .Etant un poème de circonstance, il ne fut publié que beaucoup plus tard, en 1896, quand le poète eut atteint le sommet de sa gloire, dans un recueil de poèmes inédits intitulé
C’était le début de l’histoire de la réception de ce texte que nous ne voulons pas, cependant, reproduire dans tous ses détails. Ignoré de l’histoire nationale et officielle, le poème survivait comme chanson populaire. La version chantée avait été composée par Michel Moleart Monton, pianiste et chansonnier (1855-1898), qui, fils d’un père haïtien et d’une mère nord-américaine, avait connu Durand lors d’un séjour en Haïti en 1883. C’est à partir des années 1950 que la chanson eut une nouvelle vie, grâce à des traductions en différentes langues et grâce à des interprétations musicales par Norman Luboff (1957), puis par la Cubaine Celia Cruz et enfin surtout par Harry Belafonte. Dans cette vague de transformations se perd la connaissance de l’origine du texte ; pire encore : il souffre de mutilations, changements et d’omissions de strophes.
Cependant, presque parallèlement, s’opère, dans les années 1940, une résurgence de l’intérêt porté à la langue maternelle créole des Haïtiens ; il s’exprime d’abord dans les disputes sur sa graphie, puis dans des programmes d’alphabétisation et dans la création de textes correspondant à ces propositions graphiques. Avec cette revalorisation, le poème se trouve promu à une place de premier plan dans l’histoire littéraire d’Haïti, grâce aux efforts de poètes de renom comme émile Roumer ou Félix Morisseau-Leroy, qui commencent à faire l’inventaire de ce qu’on nomme désormais la «vraie» littérature nationale. Dans ce contexte, Morisseau-Leroy avance même qu’il existe une littérature clandestine en créole, écrite par des écrivains francisants, soucieux de dépasser leur angoisse devant l’échec de leur mission artistique et éducative. Oswald Durand est cité comme témoin: »Cette angoisse s’est emparée d’Oswald Durand qui a méticuleusement calligraphié, numéroté, annoté ces cahiers de poèmes créoles destinés, selon lui, a défier le temps. Et Choucoune a suffi pour faire de lui le poète le plus attachant et le plus respecté de toute la littérature haïtienne. D’éminents critiques affirment que Choucoune est au point de vu littéraire l’œuvre la plus parfaite d’Oswald Durand». [1] Dans la perspective apparentée au mouvement de l’Indigénisme haïtien, le poème «Choucoune» apparait comme précurseur d’un programme militant pro-créole qui prépare sa voie, en marge de l’Indigénisme haïtien des années 1930 et 40. Le pivot de cette revalorisation est d’abord la forme linguistique de ce «premier chef-d’œuvre de la langue créole» (Viatte, 1980 : 51). Mais, au-delà, on commence à reconnaître aussi dans son contenu «la force d’un programme esthétique et idéologique nouveau» (Prudent 1984 : 27), c’est-à-dire une forme de refus de cette aliénation imposée par le monde «blanc».
De «poème de circonstance» puis simplement à «monument de l’histoire nationale littéraire», «Choucoune» a donc parcouru un long chemin. Il paraît d’autant plus étonnant que son texte ait connut, jusqu'a présent, si peu d’interprétations sérieuses. En effet, la seule tentative que nous connaissons est celle de Maximilien Laroche (1981 : 119-122). Certes, le poème occupe une place privilégiée dans la poésie du XIXème siècle, mais les éloges dans les histoires littéraires du pays semblent un peu embarrassés – comme si les auteurs avaient des difficultés à mettre en accord la simplicité apparente des vers avec le contenu symbolique qu’on leur attribue.
Ces questions marquent le contexte plus large de notre tentative d’interprétation. Il s’agit de savoir comment et en quelle mesure ce poème constitue vraiment une rupture, un nouveau paradigme dans la masse des poèmes et poètes haïtiens du XIXème siècle. L’importance de cette question dépasse le cas de «Choucoune», en en posant une autre, plus vaste, sur la grande rupture qui marque la littérature haïtienne dans les années 1920 et 30 et qui, en préconisant une révolution culturelle totale, semble condamner la littérature antérieure à un oubli que justifierait son inauthenticité.
Le «barde national» Oswald Durand (1840-1906) est classé dans l’histoire littéraire d’Haïti comme romantique, mais, dans son œuvre poétique volumineuse, on trouve toutes les formes et thèmes littéraires haïtiens du XIXème siècle : des poèmes patriotiques solennels, des poèmes d’amour conventionnels, mais aussi une poésie facile de couleur locale qui lui permirent de survivre au grand oubli qui a touche la majorité des poètes haïtiens de cette époque. Néanmoins, les jugements des critiques littéraires sont ambivalents ; en général, ils dépendent de la distance entre eux et l’objet de leurs études. Ainsi des critiques extérieurs, comme Michael Dash (1981 : 18s), lui reprochent d’être superficiel et de manquer d’émotions sincères. Les critiques haïtiens sont plus indulgents envers lui ; d’abord, parce qu’il offre, dans une époque où la littérature française faisait la loi, des images auxquelles les Haïtiens peuvent s’identifier : «Sa poésie a la senteur des fruits tropicaux. Elle baigne dans la chaleur de nos étés torrides» (Gouraige 1960 : 56). Mais Durand présente, d’une manière aussi ingénue qu’habile, certaines qualités d’une culture sociale haïtienne qui marque le XIXème siècle et dont les traces se retrouvent jusqu’a présent : une culture et un raffinement qu’il démontre dans le maniement habile de la langue française ; sa connaissance des salons et des règles qui agençaient le jeu littéraire et politique en Haïti ; et, finalement, son auto-présentation comme mâle viril, grand séducteur de femmes locales, dont „ il apprécie goulument la «bouche lascive» , les «dents blanches», «leur tété doubout», «leur jambe nue» (Philippe Charles 2005 : 19). La carrière d’Oswald Durand, surtout à partir de 1883, est celle d’un jeune membre de la classe aisée, dont les membres sont, pour la plupart, des «mulâtres» comme lui. C’est une période mouvementée dans l’histoire d’Haïti, marquée par une suite d’insurrections et par la déstabilisation progressive de la politique intérieure du pays, qui ne se terminera que par l’occupation du pays par les Etats-Unis en 1915. Durand, qui s’était lancé dans ces luttes politiques de plus en plus sanglantes, connut la prison, se refugiant à l’Ambassade de France et envisageant l’exil, avant, finalement, d’être nommé ministre dans l’un des gouvernements qui suivirent. Entre temps, il avait réussi à être connu comme poète et cette combinaison, classique de cette époque, des carrières d’écrivain et d’homme politique lui valurent l’octroi d’une pension de l’Etat et donc une vie aisée jusqu’à sa mort.
Malgré un défaut physique (il boitait légèrement), il était bel homme, doté d’une peau claire et d’une chevelure «de lion», beau parleur (Victor 1976 : 27) ; il maniait un français exquis et était convoité par les femmes qu’il connaissait, même après trois mariages et des «affaires» innombrables.
Mais ceci n’est qu’un aspect de sa biographie ; il en existe un autre avant les années 1880 qui fait également part du mythe Oswald Durand et qui sera essentiel pour comprendre les ruptures dans «Choucoune». Orphelin à deux ans, il n’a pas connu une scolarité régulière. Pendant sa jeunesse, il gagne sa vie en parcourant les campagnes du nord d’Haïti, offrant ses services comme «ferblantier» ambulant. Autodidacte, il passe ses soirées à parfaire son éducation, écrivant alors ses premiers poèmes et, bien sur, courant le jupon. Cette longue période de pérégrinations - qui le distingue des autres «mulâtres» des villes - aurait été essentielle pour son art, parce qu’elle lui permet le contact intime avec les campagnes et ses hommes (et ses femmes, bien sûr,…) qui sont sa source d’inspiration poétique.
La rencontre avec Choucoune et la rédaction du poème correspondant se situe avant ; le point de départ est un épisode amoureux de Durand avec une jeune femme dont le vrai nom était Marie-Noël Bélizaire qui travaillait au Cap-Haitien dans un débit de boisson [2] (Pompilus 1964 :17). Selon le peu d’information que nous avons, elle était fille d’un petit paysan de la Plaine du Nord ; au Cap, elle était la concubine de plusieurs hommes, mais retourna vers la fin de sa vie dans son village où Georges Durand, fils du poète, la retrouva en 1924. Elle avait alors 81 ans et elle était obligée de quémander son pain (Victor 1976 :70).
Elle mourut cette même année, sans laisser d’enfants ( !). A l’occasion du 100ème anniversaire du poète ( !), la ville de Cap-Haitien fit ériger une pierre tombale: «Ci-git Choucoune, l’Héroïne d’Oswald Durand, Née Marie-Noël Belizaire, D.C.D. le 10 Octobre 1924 a la Plaine du Nord».
On est touché, moins par l’abréviation D.C.D. (=décédée) qui est courante en Haïti, mais par le fait que cette petite aventure avec Durand a tant déterminé sa vie et son rôle de femme qu’elle, célibataire, voit son vrai patronyme présenté comme nom de jeune fille. Si nous laissons de côté la célébrité du barde et de son poème, nous devons supposer que la forme et la fin de l’affaire entre Oswald et Choucoune fait partie des relations «amoureuses» socioculturellement déterminées et courantes dont les femmes payent presque toujours le prix. Quant à l’homme, sa renommée ne souffre pas, même s’il appartient à la classe aisée et éduquée, de ce qu’il fréquente, de temps en temps, une maîtresse issue des classes pauvres – pourvu qu’une telle relation ne soit ni trop étroite ni trop durable. Pour comprendre le poème, nous devons retenir que, a la différence de ce qu’on trouve dans beaucoup d’autres sociétés, une telle relation était considéré (et l’est encore), dans les milieux précaires de la Caraïbe, comme une marque d’ascension sociale. Au XIXème siècle, une telle liaison «illégitime» n’induit pas toujours une discrimination sociale au détriment des pauvres et de la femme, mais peut être même la base d’une liberté sociale et économique. Le «placage», tant qu’il reste dans les normes créoles traditionnelles, ne défavorise pas toujours la femme ; toutefois, dans les quartiers pauvres des grandes villes, on peut observer qu’il dégénère, soit qu’il serve au camouflage d’une promiscuité masculine, soit qu’il devienne prétexte pour enlever aux femmes les enfants auxquels elles ont donné naissance.
Certainement, la distinction entre les amours à connotation créole et française s’efface de plus en plus et fait place à une multiplicité de relations entre les sexes. Mais si nous regardons les poèmes d’amour des poètes du XIXème siècle en général et d’Oswald Durand en particulier, il semble évident que la signification de ce terme diffère considérablement : L’amour «français» est le seul qui est «vrai», pur et digne de la poésie ; il tend vers une image idéalisée de la femme, objet d’une vénération lointaine, sublime et hors d’atteinte. Un tel amour restera nécessairement inaccompli. Notons que cette idéalisation ressemble, dans beaucoup de ses aspects, à celle que les Haïtiens portaient, à l’époque en question, à la langue la langue française, qui semble, pour une grande majorité de la population, comme une amante peu avenante : elle est belle, noble, difficile à atteindre, mais promet une ascension durable.
L’amour créole, par contre, est, comme la langue créole : Il donne un plaisir rapide, mais éphémère et sans conséquences. Cette dichotomie se reflète dans des formes littéraires différentes: Celle qui est écrite en français est compliquée, destinée à l’éternité, peu apte à des badinages ; par contre, la poésie en créole est orale, donc fugitive. La chanson créole naît spontanément, sa force réside dans les ambiguïtés et les sous-entendus, des historiettes connues seulement par l’audience et non des idéaux immuables. Ces contrastes nous offrent une première approche, préliminaire à la question à savoir pourquoi Durand avait choisi la langue créole pour raconter son amourette avec Choucoune. Mais nous allons voir que la chanson pour Choucoune est plus complexe.
Comme nous l’avons mentionné au début, les variantes de «Choucoune» diffèrent considérablement. Notons que même les versions imprimées ont connu des modifications considérables : l’ordre des strophes a été changé ; des éditions scolaires, comme celle de Pompilus, omettent la dernière strophe, certainement par une pruderie difficile à comprendre. Les traductions en anglais et en espagnol changent entièrement le sens du poème : Chez Harry Belafonte, les «Yellow birds» ne sont plus des témoins, mais des acteurs dans le drame ; la version de Celia Cruz utilise seulement deux strophes qu’elle chante alternativement en créole et en espagnol. Nous reproduisons donc le texte tel qu’il apparaît dans la première version imprimée dans Rire et pleurs d’Oswald Durand :
Dériè yon gros touff’ pingoin, L’aut jou, moin contre Choucoune; Li sourit l’heur’ li oué moin, Moin dit : «Ciel ! a là bell’ moun’» Li dit : «On (sic) trouvez ca cher ?» P’tits oéseaux (sic) ta pé coute nous lan l’air… Quand moin songé ça, moin gagnin la peine, Car dimpi jou-la, dé pieds-moin lan chaine!
Choucoun’ cé yon marabout :
Z’yeux-li clairé com’ chandelle.
Li gagnin tété doubout…
- Ah ! si Choucoun té fidèle!
- Nous rété causer longtemps…
Jusqu’ z’oéseaux lan bois té paraîtr’ contents!...
Pitòt blié ça, cé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds-moin lan chaine!
P’tits dents Choucoun’ blanch’ com’ lait’,
Bouch’li couleur caïmite ;
Li pas gros femm’, li grassett’ :
Femm’ com’ ça plai moin tout d’suite…
Temps passé pas temps jodi! …
Z’oéseaux té tendé tout ca li té dit…
Si yo songé ça, yo doué lan la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds-moin lan chaîne.
N’allé la caze manman-li ;
- Yon grand moun’ qui bien honnête !
Sitôt li oué moin, li dit :
«Ah ! moin content cila nette !»
Nous boue chocolat aux noix …
Est-c’ tout ca fini, p’tits z’oéseaux lan bois?
- Pitôt blie ça, cé trop grand la peine,
Car dimpi jou-la, de pieds-moin lan chaîne.
Meubl’ prêt’, bell’ caban’ bateau,
Chais’ rotin, tabl’ rond’, dodine,
Dé mat’las, yon port’ manteau,
Napp’ serviette, rideau mouss’line
… Quinz’ jou sèl’ment té rété…
’tits oéseaux lan bois, couté-moin, couté!...
Z’autr’ tout’ va comprendr’ si moin lan la peine,
Si dimpi jou-la dé pieds-moin lan chaine…
Yon p’tit blanc vini rivé :
P’tit barb’ roug’, bell’ chivé…
- Malheur moin, li qui la cause !...
Li trouvé Choucoun’ joli :
Li parlé francé, Choucoun’ aimé-li…
Pitot blié ça, ce trop grand la peine,
Choucoun’ quitte moin, dé pieds-moin lan chaine !
ça qui pis trist’ lan tout ça,
ça qui va surprendr’ tout’ moune,
Ci pou oué malgré temps-là,
Moin aimé toujours Choucoune!
- Li va fai’ yon p’tit quat’ron…
P’tits z’oéseaux, gadé ! p’tit ventr’-li bien rond’
Pé ! fémin bec z’autr’, cé trop grand la peine :
Dé pieds pitit Pierr’, dé pieds-li lan chaîne!
Au premier coup d’œil plusieurs observations sur la langue et la forme du poème s’imposent: C’est un texte diglossique écrit par un auteur qui domine bien deux registres : celui du français, qui est pour lui la variante haute et «supérieure» dont il connaît bien les règles de la graphie et de l’écriture ; et celui d’un créole du nord d’Haïti (Victor 1976 : 60), qui lui sert comme variante parlée à cette époque et qui lui impose peu de règles. Le texte est donc hybride ; il navigue entre les deux registres qui influencent également le genre d’écriture : d’un côté, les règles de la métrique française, dont les obligations s’imposent constamment, mais qui n’apparaissent pas aussi systématiquement dans la graphie ; de l’autre, les efforts pour garder les particularités d’une forme chansonnière qui n’est pas créole, mais qui –comme nous allons le voir – est nécessaire, pour justifier l’emploi de la langue vernaculaire.
La forme de la chanson se manifeste d’abord dans les régularités de la forme : sept strophes à cinq lignes de sept syllabes. Chacune de ces strophes se termine par une sorte de refrain de trois lignes de dix syllabes qui n’appartient pas à la narration propre, mais qui invoque les oiseaux comme témoins de l’événement. L’auteur se facilite le passage à l’écriture par l’emploi d’une langue créole acrolectale ; c’est-à-dire qu’il n’utilise – horsmis quelques régionalismes – qu’un lexique dont l’origine et la signification permettent au lecteur de comprendre le texte. Ceci aide l’auteur à inventer une forme d’écriture, car il peut partir de l‘orthographe française, mais il la créolise également.
Deux principes semblent le guider dans cette «transcription» peu systématique : d’abord celui d’ébaucher la prononciation créole quand ce choix n’empêche pas le lecteur francophone de deviner la signification de l’expression, par exemple, par la conservation du /r/ final qui «disparaît» dans les mots créoles («pou», mais aussi, en revanche, «toujours» ou «figur»); de l’autre côté, on note des tentatives «hypercorrectes» de maintenir la métrique uniquement par la graphie, en ajoutant des syllabes qui «manquent» dans la forme créole. à cette fin, il se sert d’une profusion d’apostrophes qui doivent indiquer les «élisions», c’est-à-dire les syllabes muettes qui ne sont pas telles en créole. Mais nous trouvons, également, paradoxalement, l’inverse quand l’auteur ajoute l’apostrophe au mot créole /tufi/ pour indiquer, pour de raisons métriques, la forme française /tuf/. Ainsi, la graphie se plie-t-elle donc à la métrique, ce qui apparaît encore plus clairement dans la double graphie du nom «Choucoune» / «Choucoun» : Il semble que la conservation du «e muet » sert ici à indiquer l’alternance de rimes masculines et féminines, c’est-à-dire un principe de forme qui n’a pas de sens en créole, parce que il n’y existe pas de genre marque. Dans ce sens, la graphie peut être considérée comme «hypercorrecte».
Sans doute Durand était-il très familier des règles de la métrique française, ce qui est important pour l’interprétation du poème qui suit. Il nous semble évident, en effet, que l’auteur s’y oriente au moins partiellement vers une forme de poème et de chanson romane courante au Moyen Age : la pastourelle qu’il transfère, avec ses caractéristiques sociales et poétiques, dans un contexte créole et caribéen.
- La pastourelle est une forme poétique «légère», qui se prêtait à être chantée, ce qui permettait l’emploi de langues romanes vulgaires. Pourtant, elle était écrite et présentée par des auteurs érudits, familiers avec le latin ; elle marquait donc une transition entre les modèles latins et ceux des langues vulgaires qui commençaient à entrer dans la littérature. La référence à ce contexte historique permet donc à Durand de justifier implicitement la mise en écriture d’un poème créole
- La relation entre la langue «haute» et la langue «basse» se reflète dans les relations sociales qui apparaissent dans la pastourelle : Elle thématise la sollicitation d’amour d’un chevalier ou seigneur envers une bergère ou une autre fille d’origine paysanne. La distance sociale entre le chevalier-poète et d’une fille de la classe des «vilains» correspond à celle qui existe entre Durand et Choucoune ; ce qui importe dans ces deux cas, c’est le contraste entre l’amour «haut» et l'amour «bas» qui a des connotations sexuelles. La pastourelle, comme le poème de Durand, ne signifie pas (encore) un renversement des règles sociales et poétiques ; elle ouvre plutôt un champ libre pour un jeu gratuit, qui sert de soupape aux tensions sociales, un espace de jeu gratuit, tel comme le carnaval au sens de Bakhtine.
- Une partie, même une supposition de ce jeu, consiste dans une ambiguïté institutionnalisée qui se présente dans la poésie sous forme de changements du «Moi lyrique» qui apparaît soit par référence à d’éléments autobiographiques, soit comme une convention poétique, c’est-à-dire comme une position à l’intérieur d’un jeu de rôles fortement ritualisés, tant dans le cas de Durand, comme dans celui d’un Moi lyrique romantique. C’est une ambiguïté inhérente à la pastourelle et Durand l’utilise et l’étend encore, pour enlacer, pas à pas, la convention lyrique française avec ses propres expériences de la réalité haïtienne.
Pour cette raison, il est important d’analyser le poème Choucoune dans son ensemble et dans l’ordre de ses sept strophes. Les trois niveaux d’interprétation et les transformations du «Moi lyrique» s’entrelacent de telle sorte qu’ils font surface successivement pour permettre une approche graduelle de la réalité d’Haïti de cette époque et de la vie concrète de l’auteur. Une telle analyse permet d’intégrer, dans un seul discours, les sept strophes qui semblent incohérentes :
- le discours de la pastourelle qui se situe dans un «locus amoenus», un lieu idéal hors du temps (strophes 1-3)
- un discours lié à la culture paysanne haïtienne et française du XIXème siècle (strophes 4 et 5)
- un discours haïtien sur les préjugés raciaux qui efface l’idylle de la pastourelle du début comme celle de la culture paysanne (strophes 6 et 7)
La pastourelle des trois premières strophes présente une situation qui se situe hors du temps concret. La sollicitation galante du poète ne prend pas beaucoup de temps et elle est, semble-t- il, accordée plus rapidement que dans la pastourelle traditionnelle. L’intérêt de Durand se dirige davantage vers la peinture d’une «nature animée» classique où les «petits oiseaux» jouent un rôle essentiel : Ils sont les premiers témoins du bonheur, mais anticipent de plus en plus sa finalité, un motif qui se répète dans les modifications suivantes du refrain. Mais d’abord, dans les strophes 2 et 3, prévaut la description détaillée de la beauté de la femme, qui est «naturelle» et très haïtienne. Elle appartient au type racial «marabout» (peau foncée et cheveux lisses); ses dents sont blanches et les lèvres sont d’une couleur violacée. Les évocations multiples des arbres et fruits suggèrent qu’elle sort de la nature même et cela autorise le poète à parler «naturellement» de l’attraction érotique de son corps, de ses seins fermes et de son opulence. C’est la «femme sauvage» de la pastourelle et le poète mentionne, avec un clin d’œil, ses préférences érotiques ; le lecteur (haïtien) comprend comment classer une telle liaison. Mais au moment de son apogée, l’évocation érotique est interrompue : «Temps passé pas temps jodi» - le temps réel intervient et renvoie l’idylle au passé. Les petits oiseaux deviennent les témoins de sa tristesse.
Les strophes 4 et 5 posent certains problèmes d’interprétation ; ils sont dûs aux différents niveaux de référence qui sont parallèles, s’entrelacent et permettent une transition progressive du jeu amoureux poétique et de la petite aventure historique de Durand. Cette rupture s’annonce déjà par le changement de la scène. L’idylle de la nature est remplacée par d’autres idylles : les intérieurs de la maison de la mère de Choucoune et de la demeure future du couple. Une fin heureuse et «honnête» de l’«affaire» est en vue, ce qui aurait été éloigné tant de la pastourelle que des intentions probables de l’amant Durand.
Il semble que Durand essaye de désarmer l’accent érotique des premiers et des dernières strophes en suggérant un amour entre paysans qui finit avec un mariage selon les coutumes suivantes, alternativement les modèles français et haïtien. La pastourelle a pris fin, car le chevalier-poète se change en un jeune paysan qui souligne ses intentions honnêtes par la préparation de la demeure future du jeune couple. L’aménagement – la dodine, les rideaux, le lit-bateau à la mode au 19ieme siècle – semble européen, mais nous trouvons également des références aux coutumes du «placage» haïtien : le jeune paysan est introduit dans la famille de la fille, qui est représentée surtout par la mère, dans la famille rurale matrifocale d’Haïti. La demande de «placage» s’accompagne d’une petite cérémonie qui semble ancienne et ritualisée : on boit du chocolat préparé avec de la fève brute de cacao, on échange les paroles de circonstance et le jeune homme démontre ses bonnes intentions par la préparation de la nouvelle maison du couple. Le déménagement serait, selon les coutumes du «placage» l’accomplissement de l’union. Vues dans cette perspective, les intentions honnêtes de l’homme sont le contrepoint de l’inconstance de la femme qui apparaît dans les dernières strophes.
Toutefois, il existe une autre lecture des préparatifs du «placage». Si nous supposons que la base du poème a été une petite aventure réelle de l’auteur, il ne paraît pas vraisemblable qu’il ait envisagé une perspective si honnête. Dans la réalité haïtienne, une telle issue n’est pourtant pas exclue. La mère pourrait également être d’accord avec une telle liaison incertaine, si elle peut espérer d’obtenir, pour elle-même comme pour son enfant, des avantages matériels ou sociaux ; l’homme peut aménager pour sa concubine une petite maison – une petite fantaisie innocente que Durand avait peut-être vraiment envisagée ou qu’il imagine, après coup, pour punir la femme de sa trahison. Nous pensons qu’on devrait laisser en suspens l’ambiguïté de ces strophes. Elle s’explique par l’intention de l’auteur qui avait cherché une solution purement littéraire entre le réel et le fictionnel de l’aventure. La mise en scène de la maison paysanne se présente comme une continuation de l’idylle des premiers vers et prépare également sa dissolution, car elle permet l’entrée du temps et de l’espace haïtiens concrets dans ce qui avait été le jeu de la pastourelle, c’est-à-dire une convention étrangère. L’ambiguïté s’explique donc par la transition nécessaire d’une forme éternelle et hors-temps à l’expérience concrète de l’Haïtien déçu. Ceci se confirme par le fait que, à la fin de la cinquième strophe, nous trouvons la première indication d’un temps concret dans le poème : ª ;Quinz’ jou sel’ment te rété», quinze jours, qui se référent soit au mariage du couple ou soit à la fin de l’union.
Les deux dernières strophes dessinent la déception haïtienne du XIXème siècle, d’une manière si directe que les manuels scolaires préfèrent les omettre. «Yon p’tit blanc vini rivé …» La qualité «petit» peut être comprise comme une référence à son statut social ou comme une remarque dépréciative sur le rival, dont les avantages – la barbe rouge, son visage, ses cheveux lisses, sa montre de gousset – sont tels que Choucoune l’aime tout de suite. Surtout il a une qualité qui dépasse – aussi par sa position syntactique - tous les autres : «li parle francé», une observation qui explique directement pourquoi l’auteur avait viole les règles littéraires de cette époque en écrivant un poème en créole. Pourtant, si nous négligeons le jeu littéraire ou le «Moi lyrique» apparaît comme paysan, se pose la question de savoir comment la langue du rival peut être vraiment un avantage sur Oswald Durand, auteur de centaines de poèmes en français. Mieux encore: n’avait-il pas, lui aussi, un avantage en établissant une intimité directe avec la petite paysanne qui, à la longue, aurait préfère un amant qu’elle pouvait comprendre?
Revenons au poème, c’est-a-dire au niveau littéraire. Il est évident que les deux dernières strophes terminent rétrospectivement les différents discours antérieurs. Durand lui même l’annonce aux lecteurs comme une surprise : Il aime toujours Choucoune, mais elle va mettre au monde un enfant, un «quarteron», c’est-à-dire le fils du blanc – une dernière pointe parce qu’elle révèle à tous ce que l’idylle pastorale et le mariage honnête avaient passé sous silence : le caractère sexuel des amours de Choucoune. Le lecteur, retournant au début du poème, peut alors se demander pourquoi le couple se rencontre derrière une touffe de «pingouins» - «une haie vive servant de clôture» (Victor:37) et pourquoi le «chevalier-poète» décrit le corps de la femme d’une manière si insinuante. Les petits oiseaux du refrain qui, au début, saluent le bonheur du couple, sont appelés à servir d’instance de contrôle social public et à juger en silence la honte de Choucoune.
Il reste, pour la fin, quelques énigmes liées au refrain, tout d’abord dans le dernier vers, où Durand introduit subitement un nouvel acteur : le «petit Pierre» qui prend la place du «Moi lyrique». Est-ce, comme le présume Victor (19766 :20), une dernière tentative – a notre avis peu motivée - de Durand pour souligner, a la fin, qu’il n’y a aucun rapport entre lui-même et le protagoniste de l’aventure qui est un personnage fictif nommé Pierre? Ou est-ce un nouveau nom, celui de l’enfant qui naîtra et dont le Moi lyrique/Durand assume la paternité symbolique en lui attribuant le même sort ? Cette question revêt une certaine importance car elle est directement liée à une autre : Qui est le «Moi lyrique» du refrain qui revient tout au long du poème ? Evidemment, il ne coïncide avec aucun des autres des strophes, mais il les relie tous entre eux. Le «Moi» du refrain est donc un personnage qui se situe hors de l’événement même ; il n’est donc ni le chevalier-poète de l’idylle, ni le paysan honnête, ni l’amant déçu, mais une instance supérieure qui souffre d’un mal qu’on pourrait appeler «ontologique»: «il porte des chaînes». Mais lesquelles ? Les chaînes de l’amour, les chaînes de l’esclavage historique, les chaînes du siècle qui, nous l’avons mentionné au début, ne sont pas très propices au bonheur des Haïtiens, ou celles du mal tout court ? Nous n’avons pas une réponse prête ; mais en tout cas, le motif des chaînes, qui traverse le poème tout entier, lui donne un air de mélancolie. Malgré son aspect idyllique et gaillard, il doit, beaucoup plus que d’autres, au genre romantique.
Une telle conclusion – la réduction du poème à une pose et à un lyrisme romantiques – nous semble pourtant peu satisfaisante. Elle contient, certainement, une part de vérité banale – celle qu’une œuvre doit toujours être comprise et interprétée selon les mesures et les moyens de son époque et que Durand était un poète certainement habile mais aussi, dans la plus grande partie de son oeuvre, conventionnel.
Le poème «Choucoune» montre qu’il se permettait, peut-être malgré lui, d’utiliser cette habileté pour trouver, hors des genres établis, des espaces pour des jeux qui dépassent les normes. Ils apparaissent dans les mise-en-scènes ou le lieu de l’action change rapidement et avec lui les rôles et les modèles littéraires. Comment arriverait-on à placer ces jeux dans un contexte plus vaste qui permettrait de comprendre et classer «Choucoune» dans le grand dessein qu’on attribue à ce poème : celui de représenter un «programme esthétique et idéologique nouveau»? Pour cela nous voulons suggérer, en guise de conclusion, quelques directions plus concrètes dans lesquelles on pourrait pousser l’interprétation.
Le premier cadre qui s’offre est celui de la conception du «carnavalesque» selon Bakhtine, car elle permet, dans un espace et dans un temps délimités, non seulement le changement mais même le renversement des rôles, de bas en haut : Le carnaval est pour lui comme une métaphore de ces espaces ou chacun peut, selon les règles du jeu, s’attribuer le masque, les habits, les prétentions et les gestes d’un gentilhomme ou même du roi ; c’est-à-dire qu’une pauvre fille paysanne peut se déguiser, dans l’espace d’un poème, en bergère, en fiancée et en épouse d’un paysan ou en maîtresse d’un blanc français et riche. Sous l’égide du Carnaval tout change : les personnes, les lieux de l’action, les objets et finalement les langues : le poète parle créole, tandis que la fille pauvre paysanne utilise le français. Mais quand les jours de folie ou bien le poème se terminent, tout rentre dans l’ordre. Par son achèvement, le Carnaval sert donc, aussi selon Bakhtine, au maintien de l’ordre d’avant : le poète ne parlera donc plus de bergères et de paysans, mais de grands sujets conventionnels. Le Carnaval n’est donc pas révolutionnaire, mais il ouvre, sans offusquer personne, des parenthèses entre lesquelles tout est provisoirement permis. Il est donc conservateur, mais il peut préparer des changements à venir.
Un autre concept va dans la même direction, mais sa perspective implique une durée plus longue et donc plus politique : l’idée du «cannibalisme littéraire» telle qu’elle a été avancée par l’avant-garde brésilienne dans les années 1920 et 30. Son symbole est l’indien Tupinamba anthropophage qui avait fait de son ennemi – indien ou blanc – son souper; mais sans que le fait de consommer sa chair signifie qu’il devient l’autre. C’est, encore aujourd’hui, une belle image qui permet aux intellectuels des pays pauvres du Tiers-Monde de ne pas considérer leurs littératures d’antan comme de simples produits d’imitation et d’aliénation. L’essence de cette parabole réside dans sa capacité à symboliser le renversement des rôles relatifs de l’»intérieur» et de l’»extérieur» : Le Tupinamba anthropophage, fier de ses coutumes, ne change pas pour avoir ingère la chair de l’autre – tout au contraire : il devient encore plus fort grâce à ce repas. Il en est de même pour une littérature qui utilise à volonté les littératures de l’autre comme modèle des siennes : tant que la «chair» des autres reste, sous forme de «nourriture», à l’»intérieur» des nouvelles litteratures d’outre-mer, elles ne perdent alors ni leur personnalité ni leur fonction sociale.
Une dernière observation, brève, sur le poème «Choucoune» permet d’illustrer ce concept d’une «digestion» de la «chair» de l’Autre. Avant sa publication de ce poème et encore bien après, les «créolismes» étaient monnaie courante dans la littérature haïtienne ; même des écrivains connus – Fréderic Marcelin, Justin Lhérisson, Jacques Roumain - se servaient de phrases entières en créole pour émailler leurs textes d’une couleur locale. Pourtant, c’était du créole à l’intérieur du texte français, qui l’englobait comme une peau qui couvre la partie juteuse d’un fruit. Durand également, en présentant une version acrolectale créole de «Choucoune», reste assez proche du français, mais sa langue poétique, l’extérieur du discours, est présenté comme créole : c’est donc lui qui, comme un «moi créole» a «mangé» tous les autres prétendants de Choucoune. La raison pour le changement du paradigme linguistique est donc bien banale : c’est la jalousie de son rival français qu’il pouvait surmonter uniquement en utilisant les ressources de la langue créole.
[1] Selon Victor (1976: 59) Choucoune a été le seul poème de Durand écrit en créole. Il n’a pas entièrement raison, car dans le même volume (p. 217/18) on trouve une petite fable créole en vers, intitulée «Lion aq’ Bourique»Retour
[2] La date exacte est inconnue. Selon Pompilus (1964:17), le poème était écrit en 1883, quand Durand était en prison pour s’être mêlé à l’insurrection contre le président Salomon ; Victor (1976 : 23s) par contre, pense qu’à cette date, « le poème connaissaint déjà une grande vogue » Retour
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Morisseau-Leroy, Félix (1954): « Pourquoi ils écrivent en créole », in : Optique 5, p. 48-58 Pompilus, Pradel (ed. 1964) : Poésies choisies d’Oswald Durand. Port-au-Prince : Imp. des Antilles
Prudent, Félix (ed. 1984) : Anthologie de la nouvelle poésie créole. Paris : Editions Caribéennes
Viatte, Auguste (1980) : Histoire comparée des littératures francophones. Paris : Fernand Nathan
Victor, René (1976) : Choucoune ou le destin d’un beau poème. Port-au-Prince : Fardin.