Le roman de Patrick Chamoiseau et son contexte oral

Le mouvement de la créolité animé par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant insiste sur l’usage de l’orature dans l’écriture créatrice, parce que l’orature reflète mieux les habitudes des Caribéens. Réagissant contre la négritude sur l’Afrique comme Terre-Mère, les trois auteurs préfèrent revendiquer leur origine africaine, européenne et amérindienne comme un tout, comme leur identité créole. Manifester la créolité dans sa diversité forme constitue l’objectif de leurs œuvres de création. Dans ses romans Solibo Magnifique et Texaco, Chamoiseau est un personnage intérieur qui transcrit ce qu’il entend soit comme un témoin dans une enquête criminelle soit comme un marqueur de paroles de Marie-Sophie Laborieux.

Cette étude consitera à montrer les mécanismes oraux qui fonctionnent derrière le processus d’écriture du roman de Chamoiseau. Si l’orature peut se définir comme une littérature commandée par les techniques orales de communication, c’est aussi un rapport de connaissances et de comportements psychologiques/traditionnels communément partagés et transmis par la bouche de générations en générations. La question oral vs écrit est clairement traitée à plusieurs niveaux dans les dialogues des personnages, et dans les tentatives de l’auteur de justifier sa poétique. Par exemple, Solibo le maître de la parole traditionnelle demande à Cham, l’écrivain ethnographe : « Ti-Cham, écrire ça sert à quoi? » avec une nette intention de le ridiculiser. Marie-Sophie Laborieux a également la même attitude de défi à l’égard de l’écrivain qui visite Texaco.

Après une analyse attentive de quelques mécanismes oraux qui sont présents dans les deux romans, j’élargirai l’horizon en évaluant d’un point de vue littéraire et idéologique l’approche de la créolité elle-même. Cette approche, est-elle vraiment aussi originale que le mouvement de la créolité le prétend ? Qu’est-ce qui change réellement lorsqu’on considère historiquement les relations entre la négritude, l’antillanité et la créolité ?

1. Orature, oraliture, oralité ou littérature orale ?

Dans sa brochure Comprendre la littérature orale africaine, S.M. Eno Belinga définit la littérature orale « comme d’une part l’usage esthétique du langage non écrit et, d’autre part, comme l’ensemble des connaissances et les activités qui s’y rapportent » (Belinga, 7). La définition de Belinga ignore simplement l’existence de l’écriture comme élément constitutif essentiel de la littérature. Celle-ci n’en est qu’un support matériel (cahier, livre, document, archive), alors que l’oral prévaut du point de vue sémantique et pragmatique. Dans le second volet de la définition se retrouve privilégié le contenu du matériau oral en tant qu’il constitue une mine d’informations et d’actions significatives. En d’autres mots, Belinga retient essentiellement l’aspect de la fonction poétique de l’oral dans la société africaine. Le problème de l’écriture demeure donc entier.

L’idéologie hégémonique coloniale a ainsi amené à distinguer d’un côté les sociétés dites civilisées à cause de l’usage et de la maîtrise de l’écriture, et de l’autre côté, les sociétés primitives dites sans écriture. En conséquence, elle a conféré aux premières le statut de sociétés dynamiques et aux secondes celui de sociétés statiques. Est née à la suite de cette discrimination une polémique regrettable qui a forgé des idées aussi radicales sur les mentalités prélogiques, primitives par opposition à celles qui jouissent du plein usage de la raison et du bon sens. Alors que la cohésion sociale des sociétés primitives est fondée sur le respect de normes codifiées dans un droit coutumier oral, il a été admis que les sociétés techniques fonctionnent sur la base du développement intelligent des potentialités individuelles.

La société occidentale, dans son statut hégémonique de société du maître, a réussi pendant longtemps à imposer au monde intellectuel quelques-unes de ses apories telles que le mépris de la parole, la certitude de la signature et du sceau. Comme la politique coloniale prônait l’assimilation totale par le sujet colonisé des valeurs européennes, la tradition orale africaine s’est rapidement flétrie, assujettie par l’invasion culturelle du maître. Reléguée au rang de non-savoir, vilipendée, elle a perdu tout son pouvoir magique à la suite de ce dédain par ses propres hérauts convertis désormais à la plume.

L’écrit et l’oral se repoussent, sémantiquement, dans la tradition intellectuelle séculaire. Cette contradiction repose sur l’adage latin selon lequel « Verba volant, scripta manent » [Les mots s’envolent, les écrits restent] Cet adage, à n’en pas douter, constitue le fondement de la civilisation occidentale, peut-être même le secret de son succès historique, de sa logique et de sa technique. Dans la civilisation à vieille tradition écrite, l’écrit a peu à peu remplacé l’oral au point d’en devenir le seul conservatoire authentique alors que l’oral est demeuré celui de la civilisation des peuples sans écriture. La prépondérance de l’écriture sur l’oralité a ainsi été formalisée en norme culturelle de sorte que sa possession justifiait une élévation mentale ou une évolution qualitative sur l’échelle d’humanité.

Depuis quelques décennies, il y a une tendance de plus en plus forte à remplacer le terme « littérature orale » par celui d’« orature ». Cette substitution contourne une difficulté intrinsèquement liée au terme traditionnel. L’orature, concept entré récemment en usage, et certainement tiré de la critique anglaise, désigne fondamentalement un type de littérature mêlée d’oralité. La formation étymologique du terme s’opère à la suite d’une haplologie sur l’origine anglaise, Oral Literature, soit une combinaison simultanée d’apocope sur le premier terme et d’aphérèse sur le second. Il résulte de cette opération un concept artificiel dont la valeur n’est certes qu’opératoire ou heuristique, cependant épistémologiquement bien établie. Aussi simple et moderne que cela puisse paraître, les deux termes sont tronqués postérieurement et antérieurement pour en former un seul. Le terme « orature » offre l’avantage de n’être ni tout à fait littérature ni tout à fait oral, mais les deux à fois. Il tire sa validité de cette relation combinée ; il ne tient sa consistance que de cette liaison efficace et pragmatique. L’orature change de statut épistémologique par cette fusion en un terme unique, mais garde le même objet, le même champ d’élaboration et d’étendue que la littérature orale. Sur la base du même principe de troncation et de syncope, les créolistes utilisent davantage le mot oraliture, hérité selon Chamoiseau des Haïtiens. (Chamoiseau, « Que faire de la parole ? »: 153)

Cet aperçu général, aussi discutable qu’il soit, nous permet d’aborder maintenant la question concernant le comportement de Patrick Chamoiseau vis-à-vis du matériau oral, son approche théorique de l’oralité ainsi que sa pratique de l’écriture. Des arguments issus d’expériences personnelles et de lectures indirectement liées à Chamoiseau vont appuyer notre développement.

2. Solibo : Voix polyphoniques et oralité primordiale

Solibo de Chamoiseau nous livre un récit polyphonique qui reflète une vision primordiale de l’oralité. L’intrigue se passe à Fort de France. Le conteur Solibo vient de mourir mystérieusement sur la place du marché après avoir hélé Patat sa. Ses amis assistent impuissants à son agonie. Meurtre ou mort naturelle ? Bateau Français alias Congo conclut qu’il s’agit d’une égorgette de la parole. La police intervient. Le brigadier Philémon Bouafesse reçoit Doudou Ménard, une ancienne amie autrefois nommée Lolita Boidesan. Cette mort donne l’occasion aux prévenus d’exprimer leurs témoignages. Didon par exemple relate l’exploit de Solibo lorsqu’il a sauvé la vieille Man Goul.

Le roman est articulé autour de la parole, disposé en fonction d’instants temporels successifs. La première partie intitulée « Avant la parole », commence par un procès-verbal de l’officier de police judiciaire Evariste Pilon. Le fragment est essaimé d’extraits de dialogues directs entre le maître de la parole Solibo et Ti’Cham, le marqueur de parole. Extraits qui stratifient le récit en deux niveaux de lecture. Ces extraits, de longueur variée, reflètent davantage l’esprit dans lequel le roman d’investigation policière se déroule.

Qui dit parole, dit tradition orale. L’environnement conventionnel du texte baigne dans un univers surréaliste ou mythique proche du conte. Le merveilleux, le mystérieux, l’ambivalent et l’étrange y sont évoqués sans marquer un écart narratif de sorte que le lecteur est totalement pris dans l’engrenage de la fiction. Ce qui provoque une ambiguïté fondamentale dans l’identification des personnages. L’impression qui s’en dégage est que le rapporteur de l’enquête criminelle livre une vision à cheval entre la fiction et l’histoire. L’exploit esthétique de Chamoiseau réside dans le fait qu’il crée à partir d’événements vécus au quotidien dans une ville aussi moderne que Fort-de-France une sorte d’environnement obscurantiste où la croyance dans les puissances surnaturelles possède des assises incontestablement établies. Solibo est homme de parole parce que son verbe détient un souffle mystérieux, une force comme cela sera dit explicitement dans Texaco.

Comme dans tout roman policier, le récit de la mort se fait reconstituer par la parole des témoins de l’événement tout comme la vraie identité du protagoniste ou de la victime. Dans Solibo Magnifique, la parole est directement reprise de son tenant auquel est attribué un don prophétique.

Le cas le plus intéressant est le récit livré par Didon: l’histoire de la bête longue que Solibo neutralisa pour sauver la vieille Man Goul : « Je le vis marcher sans déplacer de vent et rejoindre Man Goul au pays de la mort. Quand il s’immobilisa aux côtés de la Vieille, imperceptiblement la bête-longue pointa vers lui. Solibo se mit à bourdonner, il parlait oui, mais de loin cela semblait un chant de bourdon à l’approche d’une fleur. Là, nous sentîmes que les choses avaient changé : il n’y avait plus de chasseur et de proie, mais – pardonne-moi compagnie, je te le dis comme je le sens – mais deux chasseurs. » (75)

Ce témoignage plus proche du conte merveilleux ou d’une légende féerique, fortement marqué comme une reprise mot à mot d’une relation orale, montre suffisamment l’élaboration par l’auteur d’un univers délibérément mythique. Univers dans lequel l’homme, retrouvant son essence primordiale, parle directement aux êtres qui peuplent la nature et réussit à les dompter par la parole. Solibo sauve la Vieille parce qu’il maîtrise la parole, parce que sa parole est dotée d’une force performative singulière ; par cet exploit il incarne un héroïsme édifiant aux yeux de ses compères du marché. Ainsi, que ce soit Didon, que ce soit Ti-Cham, chacun répond à un devoir d’éloge du maître de la parole. Le témoignage oral et l’acte d’écriture se relaient dans l’assomption de pérenniser les exploits de l’incroyable Solibo.

Stratifiant les niveaux de narration, Chamoiseau ajoute à la reconstitution du récit de la mort de Solibo, des récits insérés ou témoignages des proches, et des extraits des paroles de Solibo. Le choix des extraits – interviews, échanges verbaux, dits, dialogues – n’est pas hasardeux, il fait intégralement partie de la technique de composition du roman. En tant que narrateur homodiégétique, le marqueur de parole ponctue son récit d’intermèdes dialogiques qu’il eut avec Solibo, pour commenter, illustrer le récit rapporté. Le dit de Solibo justifie la démarche de Ti’ Cham. Ce faisant, il y a comme un effort de rapporter fidèlement les dits du maîtres, non seulement afin de les extraire de l’oubli, mais aussi afin de donner l’illusion d’un échange de paroles ayant réellement existé. Ces extraits confèrent au texte narratif une certaine densité critique : toutes les étapes de l’enquête ou de l’interrogatoire sont en quelque sorte accompagnées d’une voix neutre qui coïncide avec celle de la victime. Instances du récit et instances du discours fonctionnent conjointement pour assurer la prépondérance de la parole.

Le maître de la parole et le marqueur de parole se livrent parfois à des discussions sur la communication :

Solibo me disait : « Oiseau de Cham, tu écrit. Bon. Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance. Dans ton livre sur Manman Dlo, tu veux capturer la parole à l’écriture, je vois le rythme que tu veux donner, comment tu veux serrer les mots pour qu’ils sonnent à la langue. (52)

Cette appréciation intertextuelle et poétique qu’on peut attribuer à un théoricien universitaire vient d’un homme de la rue qui est supposé ne pas lire. « Capturer la parole à l’écriture » signifie codifier, mais mieux, garder intact le sens du son de la langue. Un défi difficile à relever qui exige un exercice d’élaboration esthétique. Plus loin, son discours se fait plus tranchant :

« On n’écrit jamais la parole, mais des mots, tu aurais dû parler. Ecrire, c’est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi. La parole répond : où est la mer ? Mais l’essentiel n’est pas là ? Je pars, mais toi tu restes. Je parlais, mais toi tu écris en annonçant que tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C’est bien, mais tu touches la distance… » (53)

Les images évoquées dans ce passage tentent plus ou moins d’exprimer la différence qui existe entre la parole et l’écrit. Elles visent à relativiser l’impact exagéré de l’écrit sur la vision du monde qui en découle. L’essentiel, ce n’est pas le support graphique, mais l’idée – comprenons la parole – qui justifie l’acte d’écriture. En d’autres mots, à l’origine comme à la fin, il y a la parole. Celle-ci est sacrée, contraignante. Doudou Menar et Bouafesse en savent quelque chose :

« Bouafesse (bien qu’il ne l’eût jamais avoué à la coulie mise en case avec deux-trois enfants) y souscrivait, et il l’expliqua longuement à la jeune amoureuse encore bouleversée par le chant de sa chair : Je ne t’oublierai jamais.
Moi, non plus… avait promis Lolita.
C’est Doudou-Ménar qui le lui prouva. » (63)

Lorsqu’après tant d’années Doudou-Ménar interpelle le brigadier en chef du nom de Philémon, c’est le passé qui resurgit par la parole. Trois mots très simples dits au hasard d’une rencontre fortuite, les voilà pris dans un engrenage fatal. C’est une promesse sur l’honneur qui se réalise sacrément. Car donner sa parole c’est signer un pacte d’honneur qui lie à jamais. Occasion de voir s’illustrer un proverbe de Solibo: « Avec le temps, c’est le temps qui gagne ». La parole est également dangereuse, porteuse de malheur, susceptible d’étouffer celui qui prétend en détenir le secret. D’après Congo, ou Bateau Français, c’est une égorgette de la parole qui a tué Solibo.

La technique de la profération polyphonique de la parole pratiquée dans Solibo ouvre sur une vision métaphysique et primordiale de l’oralité. L’oraliture, concept lancé dans Solibo, privilégie la partie orale de la créativité artistique. L’homme qui parle, fascine par ses gestes et par la captation de l’énergie cosmique qui enflamme son auditoire. Solibo n’a rien fait d’autre que parler, usant de toutes les propriétés et potentialités que confère l’exercice du parler. Le marqueur de parole se met à l’école du maître. En introduisant le personnage de l’écrivain dans la narration même, Chamoiseau se distancie des canons convetionnels qui régissent le bon sens et subvertit en quelque sorte les conventions narratologiques d’usage. Ainsi que le note Tcheuyap :

« The tale is transformed into discourse, and it is the place of the reader to recognize what is taking place at the moment, which is almost a challenge to the direct or indirect style. Personal accounts are integrated into the narrative process and the use of the personal pronoun tu reveals, if not a dialogue or concrete conversational situation, at least a discourse that implies a voice: that of the enunciatory authority who occasionally yields the word. » (Tcheuyap, 47)
[Le conte est transformé en un discours, et c’est au lecteur de reconstituer ce qui se passe à cet instant, ce qui est en quelque sorte une atteinte au principe du style direct ou indirect. Des rapports personnels sont intégrés dans le processus narratif et l’usage du pronom personnel tu révèle si pas un dialogue ou une situation de conversation, du moins un discours qui implique une voix : celle de l’autorité énonciatrice qui occasionnellement profère la parole.]

Parler est un art. Et en tant qu’art, parler s’apprend, mais la parole créole ne s’apprend pas à l’école occidentale. Elle s’aquiert à la suite d’une intense initiation aux secrets des subtilités langagières qui soutiennent la vision du monde créole. Il existe une profession de la parole, une initiation aux secrets de la performance oratoire. Ne devient pas orateur qui le veut. Le marqueur de paroles, en allant à sa recherche dans les coins et recoins de Fort-de-France, ne déroge pas à cette loi. Une étude détaillée de sa langue, notamment des tournures syntaxiques propres au créole, des néologismes, des proverbes et parémies, du sens de l’humour et de l’ironie créoles, serait certes très instructive, mais allongerait considérablement notre propos.

De l’avis des usagers du créole, Patat sa qui sert d’amen non seulement au discours, à l’interlocution mais aussi à la vie du maître de la parole, est une insulte. Dit par le marqueur de parole, il y a dis-connexion du contrat discursif pour marquer la fin du parolier. Du point de vue mythique, la parole était trop forte pour être entièrement retenue ou limitée par Solibo en ce temps de profondes mutations dans la société créole, ce qui explique l’évocation de l’égorgette de la parole comme moyen pour mettre fin à sa profération.

3. Texaco : Entre écriture intertextuelle et réécriture

Texaco se donne à lire comme un récit à la fois poignant, héroïque et phénoménal. Ecrit dans un langue hétéroclite qui mêle créole et français, le roman touche à la sphère la plus sensible du lecteur, retrace un combat de survie, émaillé de courage, de déconvenues, de déroutes mais aussi caractérisé par une ferme persévérance. Phénoménal parce qu’il fait l’éloge d’une femme exceptionnelle, la protagoniste Marie Sophie Laborieux, l’ancêtre fondatrice du quartier de Texaco. Une saga digne d’une épopée de conquête, de résistance et de détermination.

Rien qu’à considérer les titres et sous-titres, on constate tout de suite que Texaco est construit sur un modèle biblique, précisément évangélique, avec des ornements tirés des mystères joyeux « Annonciation » et des mystères glorieux « Résurrection » du rosaire marial catholique. Chamoiseau choisit la parole première : « Je réorganisai la foisonnante parole de l’Informatrice autour de l’idée messianique d’un Christ. » (497)

Le même ton messianique se retrouve aussi dans les premières paroles de Marie Sophie : « En découvrant le Christ (le grand âge augmentant la portée du regard), j’eus le sentiment qu’il était l’un des cavaliers de notre apocalypse, l’ange destructeur de la mairie moderniste. » (39)

Christ ici désigne l’urbaniste qui fut chargé d’évaluer les besoins pour la réhabilitation du quartier de Texaco, mais qui fut dilapidé d’une pierre venue de nulle part. Le modèle esthétique néo-testamentaire révèle une position idéologique, une inscription dans une tradition, car au-delà de la prétention ou de la revendication sous-entendue d’inspiration, l’auteur entend livrer une vérité, sinon la vérité de l’histoire de Texaco. Comme pour tout événement héroïque, il convient d’assurer sa crédibilité aux yeux des lecteurs ou des auditeurs.

L’intrigue peut se résumer comme étant une conquête de la ville, de l’En-ville selon les mots de Chamoiseau, deux tables précédées d’une « Annonciation » et suivis d’une « Résurrection » formant l’espace du sermon de Marie Sophie Laborieux. L’annonciation présente le Christ, comme dans les évangiles, en trois versions synoptiques (selon Irène, Sonore, Marie-Clémence) et à travers trois rencontres (avec le Vieux Nègre de la doum et avec la narratrice). Le sermon de Marie-Sophie Laborieux (devant un rhum vieux) consiste en deux tables organisées respectivement autour de Saint Pierre et de Fort-de-France. La première relate la tentative de l’esclave Esternome de conquérir l’En-Ville tandis que la deuxième retrace essentiellement le parcours de Marie-Sophie Laborieux. La résurrection est une note explicative d’Oiseau de Cham dans sa tentative de justifier sa poétique.

Parallèlement au récit événementiel se développe une histoire des matières utilisées en construction des habitats. Cette histoire sert de cadre de référence au récit. L’auteur remonte jusqu’aux temps les plus reculés pour assurer la continuité de l’occupation progressive de l’île depuis les Arawak et les ajoupas. Le temps de grand manman autour de Saint Pierre est désigné sous le terme de paille, celui d’Esternome et de Marie Sophie va des bois de caisse au béton en passant par le fibrociment. En d’autres mots, Texaco se donne à lire comme un rapport oral sur l’#233;volution de l’habitat chez les habitants indigènes de la Martinique, depuis les plantations jusqu’à leur déferlement sur Fort-de-France après l’irruption volcanique de la montagne Pelée qui détruisit Saint-Pierre.

Texaco, c’est une histoire de la plantation comme il s’en raconte par milliers dans les milieux d’anciens exploités. La mémoire et le secret se méfient de l’écriture. Marie-Sophie a mis par écrit le récit de son père de la même manière que le fait Patrick Chamoiseau avec les cahiers de Marie-Sophie et les notes de l’urbaniste. De la tradition orale à l’écriture, le chemin est long. Le grand-père de Marie-Sophie est mort, reclus dans son cachot sans jamais livrer le secret des poisons à son maître béké qui a tout mis en œuvre pour le lui arracher. Homme de force, il a tenu bon, il a résisté aux tortures et n’a jamais ouvert sa bouche, préférant « célébrer des messes basses ». La source principale de ce récit est Marie-Sophie quoique aucune indication ne le montre explicitement jusqu’à la dernière division de l’Annonciation. L’interlocutrice est présentée après le début de sa relation, contrairement à la pratique des griots africains qui, comme l’ont montré Les contes d’Amadou Koumba de Birago Diop ou Soundjata de Djibril Tamsir Niane, procèdent d’abord par leur propre présentation généalogique. A la fin de l’Annonciation, le récit de Marie-Sophie est placé sous le signe d’un rapport oral :

« Petit bonhomme, permets que je t’en baille l’histoire…
C’est sans doute ainsi, Oiseau de Cham, que je commençai à lui raconter l’histoire de notre Quartier et de notre conquête de l’En-ville, à parler en notre nom à tous, plaidant notre cause, contant ma vie… » (41)

Malgré l’inspiration biblique, l’auteur marque clairement sa distance. Il y a imitation au niveau de la conception du récit mais pas au niveau de son contenu quoique le projet libérateur atteigne à la fin la même teneur salvifique.

Chants-poèmes d’enterrement d’origine africaine, Noutéka des mornes et extraits des cahiers sont mis à profit pour assurer de façon constante et consistante la mémoire d’Esternome. Sur la tombe de Man Pipe l’Afrique surgit un arbre inconnu qui nourrit l’imaginaire populaire. Bien que la rumeur populaire sur cet arbre soit forte et persistante, selon Esternome, Marie-Sophie n’y accorde pas grande valeur : « Je n’ai jamais été voir car tu sais, Chamoiseau, ces histoires de pieds-bois ne m’intéressent pas trop » (155). L’Afrique mère est évoquée en termes de réminiscence primordiale.

Tout au long de Texaco il se dégage l’impression que l’écriture de Chamoiseau évolue de la transcription à la réécriture. Utilisant à fond la technique du collage, il réussit à juxtaposer, dans un même élan créatif, propos oraux, cahiers de l’Informatrice et de l’agent urbaniste à côté de ses propres commentaires pour finaliser son texte. L’unité textuelle tient de l’éparpillement des matériaux dans un ordre apparent, mais selon un principe de composition assez rigoureux. Car la vraie question serait de savoir pourquoi, quand et comment Chamoiseau agence les différentes sources de son information. Si on peut imaginer qu’il entend varier les voix énonciatrices dans une sorte de polyphonie textuelle, le moment où le récit est interrompu n’est jamais clairement prévisible. On pourrait attribuer cela à un désir d’improviser à la manière de l’orature qui inspire globalement l’œuvre. Le texte est en quelque sorte agencé de manière à produire sur le lecteur l’effet d’une spontanéité d’improvisation. Porter atteinte à la linéarité du récit relève de l’art oratoire. Cette technique de la digression est par ailleurs une des astuces préférées des griots africains.

Oiseau de Cham, avant d’être écrivain, est d’abord un chercheur qui s’intéresse surtout aux vestiges sociaux les plus rares, plus précisément un ethnographe qui est à la recherche d’un Mentô. Il se dit marqueur de paroles, parce qu’il codifie les paroles rares spéciales d’un type de personnages en voie de disparition. Un mentô est dans la terminologie créole de l’auteur, un maître de la parole, qui se tait plus qu’il ne parle, car son langage relève d’un autre temps.

Les cahiers de l’informatrice, Marie-Sophie Laborieux, sont une source intarissable de sagesse, d’enseignements et d’événements. Ils constituent le véritable témoignage de la conquête du quartier de Texaco. Aux yeux du marqueur de parole, c’est des ouvrages très précieux ; c’est pourquoi il préfère les confier à la bibliothèque Schoelcher pour une plus grande utilisation. Mais l’illusion s’arrête là, il ne faudrait pas aller les commander à Schoelcher : « Les gens sont venus de partout chercher ces cahiers, faire une demande à la bibliothèque. Je n’ai pas eu le temps, mais je voulais écrire les cahiers et les déposer là-bas. » (MCusker 729). Les carnets du Christ n’existent en fait que dans l’espace du livre.

Il nous reste à présent à traiter la question du rapport entre négritude, antillanité et créolité. Ces trois mouvements sont-ils aussi éloignés et différents qu’ils paraissent ?

4. Négritude, Antillanité et Créolité : continuité et rupture

Il s’agit essentiellement d’examiner le traitement du matériau oral. Dans sa préface à son anthologie, Les maîtres de la parole, Raphaël Confiant retrace le parcours de la parole depuis l’Afrique-Guinée jusqu’aux confins des Amérique à la suite de la traite esclavagiste pour constater que la parole est devenue l’apanage des jongleurs paroliers, et désormais, ne se profère plus que la nuit. A juste titre intitule-t-il son texte: « A la nuit tombée, paroles que voici ». La fonction du griot ayant disparu lors du passage transatlantique, seule résiste à la destruction la parole amusante et drôle: « L’Afrique se perpétue donc dans le conte créole mais en se déconstruisant pour permettre une réadaptation de l’homme noir aux Amériques » (Confiant 1995, 8) Ces judicieux propos de Confiant démontrent une grande affinité avec la négritude. Que Leuk le lièvre soit devenu Compère Lapin, l’option esthétique du traitement réservé au matériau oral demeure fondamentalement identique ou similaire dans la littérature caribéenne et africaine francophone écrite. A cet égard, la contribution du mouvement de la négritude est considérable dans la conservation, la transcription et la valorisation de la littérature traditionnelle africaine et caribéenne.

Dès le début du siècle passé, les recherches historiques, anthropologiques ou folkloriques ont révélé, contrairement aux idées reçues, l’importance incontournable des sources orales pour la reconstitution de l’histoire, de l’anthropologie ou du folklore des peuples sans écritures. L’effort des premiers intellectuels de la négritude a été de revaloriser l’oralité, de s’y ressourcer pleinement et de s’y identifier totalement. Seront alors remis en question tous les enseignements de l’école occidentale dans la mesure où ils sont truffés de préjugés racistes rétrogrades, abusifs et irrationnels. Seront remis en question tous les moyens utilisés par les autorités coloniales pour assurer l’assimilation culturelle des colonisés, pour détruire les croyances et coutumes qui forment le tissu culturel des peuples non occidentaux. La tradition orale devient pour eux un motif de fierté, car elle constitue une mine culturelle, un immense patrimoine de sagesse. Les contes, mythes, chants, devinettes ou proverbes qui la forment sont susceptibles d’être fidèlement transcrits, traduits, conservés, codifiés, explorés et étudiés au même titre que les documents écrits.

L’école coloniale, secret de la puissance occidentale, est un couteau à double tranchant. Tout en assurant l’hégémonie coloniale, tout en imposant l’usage de la langue du conquérant, elle permet à l’homme noir une ouverture au monde occidental et peut lui servir d’arme pour diffuser les données culturelles orales. Elle aliène le colonisé, le détache de ses racines existentielles en même temps qu’elle lui fournit une autre conception du monde et de la vie, le détourne de ses dieux, de sa mentalité primitive. L’école a exercé une incroyable fascination sur la pensée africaine. Le personnage de la Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Ch. Hamidou Kane l’illustre parfaitement. Perspicace et réfléchie, visionnaire, elle a perçu l’école comme le seul moyen de survie pour la jeunesse et la société des Diallobés dans le tourbillon des changements profonds que subit le pays. Il fallait envoyer les enfants à l’école afin qu’ils apprennent la magie des Blancs, qu’ils apprennent « à vaincre sans avoir raison » :

Notre grand-père, ainsi que son élite, ont été défaits. Pourquoi ? Comment ? Les nouveaux venus seuls le savent. Il faut le leur demander ; il faut apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n’a pas cessé encore. L’école étrangère est la nouvelle forme de la guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer notre élite, en attendant d’y pousser tout le pays. (Kane, 47)

Dans son entreprise d’assimilation la colonisation avait réussi à imposer une aliénation mentale à la nouvelle masse d’intellectuels qui allait jusqu’à opter pour la langue du dominateur. Ce qu’atteste clairement l’extrait de Fanon :

Tout peuple colonisé – c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale – se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole. (Fanon, 34)

Du fait de l’écriture, on a vu des évolués ou des lettrés renier leurs modes originels de vie, renoncer à leurs habitudes naturelles pour acquérir des manières « civilisées », jusqu’à oublier leur langue indigène au profit du français, refuser le créole au profit du français de France ou du français des Français français. Pour la caricature, on en a vu qui dactylographiaient séance tenante leur conversation ordinaire avec leurs parents villageois admiratifs et médusés devant cette merveille de l’écriture. Quoique l’on dise, le mouvement de la négritude dont Césaire, Damas, Senghor et Diop ont été des artisans majeurs, a énormément contribué à désaliéner le Noir, grâce entre autres au replacement de l’oralité dans sa fonction poétique comme source indispensable des valeurs culturelles africaines.

Si l’orature se conçoit comme littérature écrite fortement marquée par les traits d’oralité ou littérature orale gravée sur un support matériel, son statut demeure foncièrement ambivalent, tributaire d’une convention esthétique intentionnelle qui force chacun des genres à admettre des concessions. Car, autant l’écriture est altérée, modulée et contrainte par les lois de l’oralité, autant l’oralité codifiée, fixée est vidée de la voix et de son adaptabilité au public afin de se conformer aux rigueurs spécifiques de l’écriture. Solibo dit une fois à Chamoiseau : « Cesse d’écrire kritia kritia, et comprends : se raidir, briser le rythme, c’est appeler la mort… Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir couillon » (76) Par cette convention, l’écriture intègre à sa structure macro-syntaxique des exclamations, des proverbes, des onomatopées ou des figures de style insolites pour rendre justice, en vertu d’un tacite pacte de fidélité, à des éléments propres à l’oralité au risque de faire frémir les conservateurs puritains des lettres occidentales. Par l’adoption étrange du nouveau code de communication, l’oralité est mutilée de la sacralité illocutoire de son langage, de la voix de ses aèdes et bardes, de la vitalité de ses narrateurs ou récitants au profit de signes muets dessinés sur une feuille de papier. L’interaction de deux genres est à ce prix. Ce n’est qu’illusoire car, en dernière analyse, ce qui se présente sous nos yeux est un texte tiré, inspiré, traduit, copié ou codifié de l’oral.

L’épopée mandingue, le mvet, les tirades de Liandja, les chants kasala des Luba ou les izibongo des Zoulous, une fois qu’ils sont transcrits, perdent leur statut de parole cérémonielle et codée liée à la mise en scène d’un événement primordial, à la dramatisation d’une histoire ou d’une guérison, au rite initiatique, à l’éloge des anciens, etc. La littérature orale « obéit à la loi de la libre improvisation dans son cadre même, à l’abri de l’héritage tutélaire qui en assure la survie, la continuité et la protection à travers les générations successives » (Belinga, 24) De ce point de vue le code audio ou audio-visuel paraît plus approprié du fait qu’il restitue la parole et l’image aux locuteurs mutilés de la voix par l’écrit. D’autre part, si les chercheurs, ethnologues, folkloristes et missionnaires européens qui s’intéressent à la littérature orale africaine ou caribéenne obéissent à des visées colonialistes, conquérantes ou apologétiques, l’émergence des lettrés africains apporte un nouveau souffle à cette littérature, un souffle motivé par un besoin fondamental d’identification culturelle.

Isidore Okpehwo dans son livre African Oral Literature salue la contribution des chercheurs africains dans le domaine de la littérature orale :

« A major advance in the study of African oral literature as literature came when native African scholars began to undertake research into the oral tradition of their own people » (Okpewho, 10)
[Un grand progrès a vu le jour dans l’étude de la littérature orale africaine en tant que littérature lorsque des natifs chercheurs africains ont commencé à entreprendre des recherches dans la tradition orale de leur propre peuple]

Il s’agit avant tout d’un plaidoyer visant à saluer les efforts des écrivains africains qui se sont investis dans ce domaine et à valoriser l’oralité africaine comme une mine inépuisable d’informations et une source d’inspiration dont les Africains doivent être fiers. Il cite comme exemples les travaux des anglophones S. Adeboye Babalola, Daniel P. Kunene, Kofi Awoonor, J.P. Clark et les écrits des francophones Hampaté Bâ, Birago Diop, Djbiril T. Niane. Leur contribution dans la collecte, la traduction et l’étude des matériaux issus de la tradition orale de leurs peuples est considérable. Il ne fait aujourd’hui l’ombre d’aucun doute que Hampaté Bâ a réussi à convaincre le monde entier d’une vérité : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » (Bâ, 21)

En outre Okpewho insiste sur l’importance d’étudier la littérature orale conjointement avec la littérature écriture africaine : « African oral literature is studied side by side with modern African literature because many modern writers consciously borrow techniques and ideas from their oral traditions in construction works dealing essentially with modern life » (Okpewho, 18) [On étudie la littérature orale africaine conjointement à la littérature moderne africaine parce que beaucoup d’écrivains modernes empruntent consciemment des techniques et des idées de leurs traditions orales pour construire des œuvres qui expriment essentiellement la vie moderne] Le langage des animaux ou des êtres mythiques convient quelque fois mieux que le langage humain pour traiter certains problèmes, à l’abri d’éventuels risques de séquestration ou poursuites judiciaires.

Ce détour par la littérature africaine moderne permet d’apprécier à leur juste valeur les tentatives de valorisation de l’oralité entreprises par les écrivains antillais et les tenants de la créolité. Car ainsi que l’affirme Alexie Tcheuyap, Simone Schwartz-Bart avait déjà, bien avant les auteurs de la créolité, récupéré les potentialités virtuelles de l’oralité dans son écriture romanesque : « The teller that the Creolist would rehabilitate has been in the works of Schwarz-Bart for ten years » (Tcheuyap, 48). Pour preuve Pluie et vent sur Télumée Miracle n’est rien d’autre que le récit oral de Télumée sur sa propre vie à partir de son propre arbre généalogique le plus récent, doublant ou ajustant ainsi par une technique anticipative sa propre histoire sur celle de sa grand-mère Toussine ou Reine Sans Nom. Examinons maintenant le travail d’écrivain de Chamoiseau.

5. Une esthétique du miroitement identitaire

Ce titre tiré d’une interview recueillie par Maeve McCusker (732) pourrait bien relayer L’Eloge de la créolité et servir de point de départ théorique. La mission de l’écrivain créole d’expression créole consiste à faire revivre la culture et la langue créoles dans toute sa complexité : « Le poète créole d’expression créole, le romancier créole d’expression créole, devra dans le même allant, être le récolteur de la parole ancestrale, le jardinier des vocables nouveaux, le découvreur de la créolité du créole. Il se méfiera de cette langue tout en l’acceptant totalement » (Eloge 45) C’est cette consigne que Chamoiseau semble appliquer dans Solibo magnifique et Texaco.

Dans chacune de ces œuvres le romancier s’intéresse avant tout au petit peuple. Le vendeur de bois, la prostituée, le jardinier, le pêcheur ou le marchand de légumes, sont les personnages qui ont voix, dans la foule des marmailles, des buveurs de rhum vieux ou des épaves de la société. L’écrivain réputé bourgeois n’a pas plus de crédit aux yeux de la foule. Le quartier squatté, le marché public, la rue sombre et malfamée, tels sont les lieux privilégiés du roman chamoisien. C’est dans le désordre et le tumulte qu’il fait évoluer ses personnages, qu’il déploie leur résistance, leurs crimes et leurs luttes pour la survie. La police, l’autorité municipale sont montrées du doigt chaque fois qu’il se passe une enquête, fut-elle justifiée ou non, parce que ces personnages appartiennent à la marginalité, que leur identification est douteuse, difficile à établir correctement. La présence même du marqueur de parole n’aide pas davantage, car celui-ci incarne l’intellectuel qui a échoué comme les poètes et artistes de la rue. A en croire ce dernier, ces personnages en marge de la société sont les derniers détenteurs de la parole créole originale. C’est pourquoi il faudrait se mettre à leur école, justifiant ainsi la difficile entreprise de l’auteur personnage intérieur des deux romans, à écrire Solibo et sa suite, Texaco.

Le récit des deux romans est situe entre l’histoire et la fiction, entre le témoignage et la créativité. Les maîtres de la parole sont une race des gens en voie de perdition, faute d’audiences et de reconnaissance de la part des autorités culturelles. Dans l’un et l’autre roman, Ti-Cham va à leur recherche et expose le compte-rendu de ses échanges avec eux. « Je découvris Texaco en cherchant le vieux-nègre de la Doum. On m’avait parlé de lui comme d’un ultime Mentô. » (Texaco 491) Le roman est donc né d’une rumeur orale et discutable. Dans Solibo l’auteur souligne la nécessité d’assurer la perpétuité de la parole malgré les réserves du maître :

[…] le Magnifique ne trouvait plus de tribunes. Il tenait à inscrire sa parole dans notre vie ordinaire, or cette vie n’en avait plus l’oreille, ni même de ces creux où s’éternise l’écho. A part quelques lieux insolites en ville, la fête nautique du Robert, deux-trois fêtes patronales, son espace se réduisait. […] Seule l’igname sotte, disait-il, fournit la corde qui l’étrangle. Cette transition entre son époque de mémoire en bouche, de résistance dans le détour du verbe, et cette autre où survivre doit s’écrire le rongeait. (Solibo 222)

Une autre difficulté guette l’écrivain chasseur ou récolteur de la parole. Elle concerne l’encodage de l’oral. Tenter d’y répondre revient à dire que le projet d’écriture demeure en état d’élaboration. Ainsi, à la manière de Proust écrivant les différents tomes de La Recherche du temps perdu, la mise en écriture du roman devient un exercice total : une histoire de l’écriture, un récit de la codification de la parole et ses avatars. A la différence seulement qu’ici Chamoiseau n’installe pas de distance de représentation entre Ti-Cham ou Ti-Zibié et lui-même :

Mais comment écrire la parole de Solibo ? en relisant mes premières notes du temps où je le suivais au marché, je compris qu’écrire l’oral n’était qu’une trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur, et cela me paraissait d’autant impensable que Solibo, je le savais, y était hostile. (225)

L’écriture de Texaco suit la même trajectoire que Solibo bien que sa visée téléologique soit clairement tracée et définie suivant la victoire des habitants, fruit d’une lutte sans merci aux assauts des puissances financières et politiques. D’autre part, la lecture des pages n’est pas facile. Il faudrait à mon avis relire le roman, la seconde fois grâce à une clé de lecture indispensable pour en saisir les détours. Ecriture baroque comme dirait Dominique Chancé, mais compliquée par le fourvoiement déroutant d’éléments relevant de différents niveaux dans un mouvement unique. C’est sans doute là que réside l’originalité de l’œuvre. Je n’irai cependant pas jusqu’à conclure comme Thomas Spear: « Texaco succeeds better at bringing alive the history and explaining the urban geography of Martinique than as entertaining fiction » (Spear 158).

Il faudrait toutefois se méfier d’un certain réalisme naïf. Ainsi à la question de savoir qui est Marie-Sophie Laborieux, Chamoiseau donne tantôt le nom de Mme Sico, tantôt celui de sa propre mère ainsi que le montre une interview qu’il a accordée à Maeve McCusker:

Q : Vous m’avez dit que Marie-Sophie, c’est votre mère.
R : C’est aussi Madame Sico du quartier Texaco, qui est aussi la fondatrice de Texaco qui m’a servi de modèle aussi, donc une partie de l’histoire de Marie-Sophie vient de Mme Sico. Toute la partie où je raconte la plantation de Marie-Sophie, les premières toiles, la lutte avec le gardien, tout ça c’est l’histoire réelle de Mme Sico. Et tout le reste, c’est l’histoire réelle de ma mère. (McCusker 720)

En d’autres mots, le personnage crée à partir des deux personnages ayant réellement existé est tissé d’une force psychologique et humaine unique. L’on ne saurait donc songer à identifier ni les deux modèles ni leurs personnalités. Marie-Sophie est création de la propre imagination de Patrick Chamoiseau. En effet, tout est fiction. C’est seulement par la magie de la parole, ou de la voix, que ce personnage devient l’énonciateur principal de Texaco. Car ce faisant, Chamoiseau range Marie-Sophie, auteure des cahiers, dans le rang des maîtres de la parole dont le marqueur de parole n’est que le scribe. A propos du quartier, la même chose se vérifie :

Tout le monde a l’impression que j’ai raconté vraiment tout ce qui s’est passé à Texaco, ils vont chercher les lieux, etc. alors qu’à partir du fait de Texaco j’ai fait un miroitement entre le réel et l’irréel qui fait que le roman Texaco n’a absolument rien a voir avec Texaco. Il est à la fois juste et faux. (McCusker 729).

Qu’il s’agisse des personnages, des lieux ou des cahiers, l’auteur invente de toutes pièces des vecteurs d’illusion, des facteurs de mise en scène réaliste. L’impression qui se dégage est que le romancier se fait le créateur d’un mensonge savamment orchestré, le maître d’une odyssée surgi de son propre tréfonds. Relativisant la teneur des documents écrits, il lance une rumeur, une sorte de mythe créole pour valoriser aussi bien la langue créole que la culture des petites gens.

6. Conclusion

Tout en gardant une incontestable originalité, Solibo Magnifique et Texaco ne sont pas aussi innovants qu’on le croit ou le laisse croire. Si le premier relève du registre policier, le second est un amalgame de sources qui embrouillent les lecteurs les plus patients. Auteurs de la négritude et créolistes se rejoignent dans l’inflexion du français sous l’influence des structures syntaxiques propres à leurs langues locales. L’erreur des auteurs de l’Eloge de la créolité est de s’arroger à eux seuls des principes esthétiques déjà établis ailleurs et dans la Caraïbe. Les fondements théoriques de ce mouvement ont suscité des débats passionnés, comme l’attestent les articles de Michel Giraud ou Raphaël Lucas : « La créolité : une rupture en trompe l’œil » ou « Eloge de la créolité ou la grande dérive des esprits ?: L’aventure ambiguë d’une certaine créolité. »

Par contre, une recherche d’un langage et d’un discours proprement créoles est une entreprise esthétique, idéologique et philosophique, hautement louable qu’il faudrait mettre au crédit des créolistes. C’est la première fois qu’une telle prise de position est fortement exprimée. L’entreprise comporte des maladresses et dérapages propres aux génies. On leur reprocherait un rétrécissement d’horizon, mais n’est-ce pas peut-être une des voies de survie pour les Antillais ? En se faisant le mémorialiste et le documentaliste de la parole, l’écrivain créoliste ne devient-il pas inconsciemment le nègre de sa culture ? Une autre forme de Négritude esthétique qu’il récuse cependant de toutes ses forces.

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