On se souvient qu'une des chansons fétiches de l'opéra-rock québécois Starmania écrit par Luc Plamodon et Michel Berger en 1978 s'appelle « Monopolis »:
Monopolis.
Il n'y aura plus d'étrangers.
On sera tous des étrangers.
Dans les rues de Monopolis.
Qui sont tous ces millions de gens?
Seuls ...
Au milieu de ...
Monopolis
Deux ans après les jeux olympiques, dix ans après l'Exposition Universelle, avec cette chanson qui mentionne aussi New York et Tokyo, Montréal affirmait son appartenance aux grandes métropoles internationales puisque « Monopolis » est un terme porte-manteau où l'on reconnaît « monopoly» et «métropolis» : capitalisme et gigantisme urbain. Cette prise de conscience de la dimension internationale de Montréal devient rapidement un sentiment assez général puisque dans la partie «Notes sur le poème et le non-poème» de L'homme Rapaillé, Gaston Miron affirme « Montréal est grand comme un désordre universel ». Si Gaston Miron confirme cette nouvelle nature de Montréal surtout pour la déplorer, comme nous le rappelle Dany Laferrière dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer c'est avec l'exclamation « Nous voici Nègres métropolitains », qu'Emile Ollivier, à la fin des années 70, a salué le nouveau statut des immigrés haïtiens installés à Montréal. Avec le terme « nègres métropolitains » il désignait en effet une caractéristique fondamentale de cette communauté certes transportée géographiquement, mais également transposée d'un milieu humain rural ou semi-urbain au monde impersonnel d'une grande métropole nord-américaine. Cette situation n'est pas particulière à l'immigration montréalaise des populations caraïbe, mais les conditions climatiques, linguistiques, culturelles spécifiques lui donnent des caractéristiques particulières, même si elle partage des similarités sociales et politiques avec l'émigration caraïbe vers d'autres métropoles nord américaines, en particulier New York pour les populations hispaniques de Puerto Rico.
Dans les dix dernières années de nombreuses études dans le champ de la sociologie ont porté sur ce développement des relations démographiques entre la partie méridionale (tropicale) de l'hémisphère nord du continent américain et les métropoles septentrionales des Etats-Unis: New York, Boston, Chicago. Cette migration récemment accélérée vers des « Métropolis » nord américaines par des populations pauvres, souvent sous-éduquées et parfois de langues et cultures étrangères a fait l'objet d'analyses précises et particulièrement informatives. Parmi elles je citerai notamment les travaux d'Alexandra Portes, « lnmigration y Metropolis : Reflexiones Acerca de la Historia Urbana » (Migraciones Internationales, July-December, 1, 1,2001) ainsi que les travaux de Ramon Grosfogel, en particulier ses travaux originaux sur l'immigration latine-américaine, « Caribbean Diasporas: Migration and the Emergence of ethnie Communities in the U.S. Mainland» (Annals of the American Academy of Pofitical and Social Sciences, 533, May 1994, pp. 8-69) mais surtout ses études dans le champ francophone réalisées en collaboration avec des chercheurs de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris: «Colonial Caribbean migrations to France, the Netherlands, Great Britain and the United States» ( Ethnic and Racial Studies. 1997; 20 (July) : 594-613). D'autres travaux utilisés pour cette étude méritent aussi d'être citées: Waldinger, Roger, Still the Promised City? African American and New Immigrants in Post-Industrial New York, Cambridge: Harvard University Press; Philip Kasinitz, Caribbean New York, Ithaca : Cornell University Press; etc.). Il existe des travaux de recherche sur ces questions au Québec. Ainsi, Jocelyn McLure, dans Récits identitaires : Le Québec à l'épreuve du pluralisme (Montréal: Québec/Amérique, 2000), parle entre autres de Dany Laferrière et Stanley Péan et propose déjà une définition généreuse et inclusive de ces récents arrivants: « Le Québec devient une nation respectueuse des nations minoritaires qui s'animent en son sein et qui contribuent à la recréation perpétuelle de sa spécificité en Amérique du Nord» . De même le groupe de recherche «Métropolis: immigration et métropole» s'occupe activement des questions liées à l'insertion de ces populations déplacées et minoritaires qui pluralisent l'horizon démographique du Québec.
Lors d'une récente conversation que nous avons eue à Duke au printemps dernier, Ramon Grosfogel m'a indiqué que le groupe de l'EHESS de Paris comptait s'intéresser à l'immigration haïtienne à Montréal, mais que celle-ci posait un problème théorique différent des immigrations de la Guadeloupe, Martinique et Guyane française vers Paris. Dans le cas de l'immigration haïtienne vers Montréal, il ne s'agit nullement d'une migration des populations d'un ancien empire vers l'ex-capitale de cet empire. De ce fait les schémas postcoloniaux que l'on peut appliquer à Lisbonne, Amsterdam, Londres, Paris et par extension à New York, n'ont pas de pertinence. Les conditions de la relation continentale nord-sud entre Haïti-Québec est sans équivalence, car le Québec et Haïti n'ont jamais eu aucune relation administrative et s'il existe des liens historiques entre Haïti et le Canada, les schémas de peuplement impliquent plutôt les anciens territoires de l'Acadie (Nouvelle Ecosse; Nouveau Brunswick) que le Québec proprement dit, puisqu'après le traité de Paris en 1763, les bateaux français ont été autorisés à transporter les Acadiens des colonies anglaises où ils avaient été déportés vers Haïti et en particulier Cap-Français, aujourd'hui Cap-Haïtien. Les relations entre le Québec et Haïti sont fondées sur une similarité historique de nation menacée ou subjuguée par un ou plusieurs autres pouvoirs étrangers mais ayant conservé leur identité en tant que nation rêvée (ou « imaginée ») autour d'une base culturelle et linguistique commune. C'est cette similarité de matrice de résistance à l'assimilation étrangère (espagnole et américaine dans le cas de Haïti, anglo-saxonne dans le cas du Québec) qui, après une relative émancipation nationaliste conjointe, au milieu des années 60 a fait du Québec post Duplessis -- qualifié de 'roi nègre' par le Devoir -- le lieu de refuge privilégié des Haïtiens qui ont choisi l'exil contre la dictature Duvalier.
Le fait que Montréal soit par la taille la seconde plus grande métropole francophone après Paris et la capitale métropolitaine de la francophonie en Amérique du nord explique le fait que la ville ait attiré la plus grande partie de l'immigration caraïbe venant d'Haïti. Aujourd'hui selon le recensement censitaire de 2001 la ville de Montréal compte un million cinq cent quatre vingt cinq mille habitants, et le recensement censitaire de 2005 estimait le nombre d'habitants de la communauté urbaine de Montréal à trois millions, six cent quarante mille habitants un peu moins que la deuxième ville des Etats-Unis, Los Angeles avec trois millions huit cent mille, mais plus que Chicago. Selon le recensement de 2001, Montréal compte 18,4% d'émigrés et 10,6 % de la population de Montréal vient de la Caraïbe, soit plus de 50% de la population émigrée. Cette population explique en grande partie le développement de Montréal comme métropole nord américaine. Une considération qui doit cependant être tempérée si l'on considère que Toronto, aujourd'hui la plus grande ville du Canada avec plus de 4 millions d'habitants compte 43,7 % d'immigrants, venant en grande partie d'Europe et d'Asie, alors que les groupes majoritaires d'immigrants à Montréal viennent pour 12% d'Afrique, 11 % de la Caraïbe francophone, 8 % d'Amérique latine et Centrale. Entre 1991 et 2001, l'immigration est responsable pour une augmentation de 38 % dans le nombre d'habitants du Québec. Le phénomène est d'autant plus sensible que le Québec a toujours été caractérisé culturellement par une très forte natalité. Alors qu'en 1900 le taux de natalité au Québec pour 100 habitants était de 40% il n'a cessé de tomber, en 1946 il était de 30%, en 1970 de 16%, il était en 2004 de 9,8%. La répartition entre la population de la ville et celle de la campagne est aussi extraordinaire. Selon l'Institut de la statistique du Québec, les
« Municipalité régionales de Comté de nature urbaine » représentent 86% de la population et celles des zones rurales seulement 16%. Le rapport de l'Institut précise qu'entre le recensement de 2001 et l'étude de 2004, les MRC urbaines ont gagné 43% de la population et les MRC éloignées des centres urbains ont perdu 25,3 %. Cette chute brutale amène l'Institut à constater que les MRC « en décroissance ne sont plus concentrées uniquement dans les régions éloignées. Cela s'avance dans les MRC situées au coeur géographique du Québec» ». (« Démographie: La moitié du Québec se vide, l'autre fait le plein» Clairandrée Cauchy, Le Devoir samedi 2 octobre 2004).
C'est sur cet arrière-plan démographique qui change irrémédiablement la nature de la population du Québec et son sens de la distribution de l'espace imaginaire (on est loin des grandes forêts neigeuses de Maria Chapdeleine) que se pose aujourd'hui la question du pluralisme culturel du Québec. En 1945, le roman de Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion, donna une valeur vécue à la ville de Montréal ; aujourd'hui, parce que de nombreux écrivains québécois contemporains sont issus de l'immigration haïtienne (Emile Ollivier, Stanley Péan, Marie-Célie Agnant, Dany Lafferrière, Myriam Chancy, Joël des Rosiers, Jean Jonassaint, etc.), c'est à travers leur regard neuf que l'on peut découvrir la dimension particulière de leur arrivée dans le gigantisme d'une métropole nord-américaine. Comme je l'ai indiqué précédemment cette découverte et rencontre possède un caractère exceptionnel. L'écrivain haïtien arrivant à Montréal n'a pas la familiarité d'un parisien à l'égard de la vie urbaine dans une métropole du XXle siècle, de même, contrairement à un Porto Ricain arrivant à New York, il n'est pas confronté, en principe, à une barrière linguistique qui l'oblige à « changer de langue». C'est donc le but limité de cet essai d'étudier à partir de l'œuvre romanesque, biographique et cinématographique de Dany Laferrière certaines caractéristiques du récit de l' « arrivée en métropole». Mon étude porte avant tout sur son roman à scandale paru en 1985 Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer et son film Comment conquérir l'Amérique en une nuit. Ces deux récits de l'arrivée en terre d'exil sont d'ailleurs liées par Laferrière lui-même puisque le film propose une séquence reconstituée où l'on voit Laferrière apparaître sur un plateau de télévision pour une interview télévisée sur son livre Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer.
La production écrite et cinématographique de Laferrière s'étendant maintenant sur plus de quinze ans d'exil et des migrations successives pendant lesquelles il a vécu à Montréal, New York, Lyon, et Miami, son expérience urbaine s'est complexifiée et la simple dualité des premières années d'exil, terre d'origine-lieu d'asile, s'est modifiée de façon significative. De façon à tenir compte de cette évolution de l'écriture urbaine j'utiliserai également deux textes plus récents: J'écris comme je vis publié en 2000 et Les années 80 dans ma vieille Ford publié en 2005.
Comme nous le rappelle Laferrière ce sont les excès du régime Duvalier qui l'ont amené au Québec en 1976 à vingt-trois ans. Il travaillait alors comme journaliste à l'hebdomadaire Le Petit Samedi soir, à Radio-Haïti et il contribuait au Nouvelliste; il faisait également partie d'un groupe de jeunes gens dans la mouvance des organisations qui militaient pour les droits de l'homme, un concept nouveau à Haïti. A mes yeux, plus important, surtout pour l'évolution intellectuelle de Laferrière, il y avait alors parmi la jeunesse éduquée d'Haiti une sorte de révolte contre l'idéologie de base du régime des Duvalier, l'indigénisme ; cette idéologie nationaliste propre à Haïti est une forme politico-sociale de la Négritude de Césaire. Alors que le régime de Bébé Doc se dégageait lui aussi insensiblement du carcan de cette idéologie d'état imposée par Papa Doc, les forces traditionnalistes du régime, en particulier son infrastructure policière, les Tontons Macoutes, n'avaient aucune indulgence pour cet intellectualisme émancipateur de la jeunesse Haïtienne ; ils éprouvèrent donc bien vite le désir de mettre « ces jeunes gens au pas ». Cela commence par l'assassinat par les Tontons Macoutes d'un collègue journaliste de Laferrière, Gasner Raymond, dont le corps est retrouvé décapité un matin dans un terrain vague à la périphérie de Port-au-Prince. Rencontre brutale de Laferrière avec le visage nu du pouvoir de Bébé Doc Duvalier. Le message se précise, un policier ami de la mère de Laferrière le prévient qu'il est en danger de mort. Il choisit l'exil. C'est le sujet même d'un de ses textes les plus personnels, Le Cri des oiseaux fous.
«Tel père, tel fils » écrit Laferrière. Double similarité, son père ayant connu l'exil à cause de Papa Doc et lui connaissant à son tour l'exil à cause de Bébé Doc. Différence générationnelle toutefois dans le schéma d'immigration: c'est dans le quartier de Brooklyn, à New York que le père trouve refuge en 1960 alors que c'est vers le Canada que va s'exiler le fils en 1976. Louis Boisvert, alors Consul Général du Canada à Port-au-Prince, m'a signalé qu'au milieu des années 70, le Canada avait facilité l'immigration massive des Haïtiens vers le Canada, et lui-même Québécois, avait donc eu l'honneur de faciliter l'exil de nombreux Haïtiens vers Montréal, y compris Dany Laferrière. J'ai eu récemment le plaisir d'être présent lors d'un dîner qui les a réunis pour la première fois après vingt ans.
«Tel père, tel fils » : une petite chambre à Brooklyn pour le père, une petite chambre à Montréal pour le fils, c'est le prix de la liberté. C'est selon ce parallélisme que Laferrière situe son arrivée dans la terre d'asile, là où personne ne l'attend. C'est en effet par cette dernière phrase « Et Montréal ne m'attend pas » que se termine Le Cri des oiseaux fous. La phrase pourrait être anodine, en fait elle révèle un constat central de Laferrière sur les conditions de l'arrivée en ville et elle explique le cadre spécifique (misérabiliste, contestataire, anar et une sexualité tendue vers la revanche sociale) de son premier roman. Dans J'écris comme je vis, Laferrière explique ainsi : « Cela a fait exploser ma dose de rage. J'avais des copains qui étaient arrivés en même temps que moi, à Montréal. Parce qu'ils avaient leurs parents qui les attendaient déjà, ils ont pu aller à l'Université, et ils commençaient à me regarder de haut, à me prendre en pitié. Je me disais qu'il me fallait prendre un raccourci. Je rentrais chez moi, le soir, les poings serrés dans mes poches trouées. La rage au ventre». Ainsi l'exil n'est pas égalitaire. Alors que les beaux exilés allaient à l'université, obtenaient des diplômes, devenaient psychanalystes renommés, comme par exemple Joël Des Rosiers qu'attendait le clan Emile Ollivier, lui, Laferrière, passait de petit boulot en petit boulot, comme par exemple le nettoyage nocturne des toilettes de l'aéroport de Montréal-Dorval. Si cette rage de l'injustice sociale se transforme en rage de l'écriture, elle apporte la revanche avec le succès et dans son film de 2005 Comment conquérir l'Amérique, le petit émigrant de Haïti cette fois-ci est attendu à l'aéroport de Montréal ce qui, effectivement, lui permet de s'insérer directement, sans galère, dans la vie montréalaise.
Dans J'écris comme je vis, Laferrière raconte cette première installation immigrante: « Le moment déterminant de ma vie, c'est quand j'ai eu dans la main cette petite clé que m'a remise un concierge grincheux. La clé de mon appartement au troisième étage [ ... ]. La chambre aurait pu être une cellule de prison, mais cette clé me chantait que j'étais l'homme le plus libre de la terre [...]. Cette chambre était mon île » Bien sûr le quotidien dans cette insularité métropolitaine n'était pas toujours facile à vivre, Laferrière expose donc le paradoxe de cette nouvelle situation: «A Montréal, les minuscules chambres où je vivais n'avaient qu'une porte. Je naviguais constamment dans des espaces fermés ou ouverts. Enfermé, à Montréal, dans ma chambre par - 28° en février, j'avais la nostalgie des espaces ouverts de Port-au-Prince. Par contre, sur un autre plan, c'était un monde immense qui s'ouvrait à moi. - Quel monde? - Celui de l'intimité. Je pouvais être seul dans une chambre pour la première fois de ma vie. -- Mais la solitude ... -- La solitude est différente de l'intimité. J'ai connu la solitude aussi à Port-au-Prince. On peut aussi être seul dans une foule. L'intimité est une chose dont je n'avais aucune idée avant de venir à Montréal.» La hantise du froid « - 28°» qui provoque cette coercition du confinement est un thème récurrent chez Laferrière et semble être son seul vrai déplaisir à l'égard de son exil à Montréal. Dans le film Comment conquérir l'Amérique en une nuit, le contraste entre le chaud et le froid est volontairement visuellement accentué dès les images du titre puis entre les scènes d'introduction du film qui alternent le plein soleil à Haïti et la neige, le froid à Montréal. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le personnage Fanfan, un haïtien qui compte vingt ans d'exil dans le « grand Nord » propose à Gégé, le nouvel arrivant, d'échanger sa place afin de pouvoir retourner à Haïti et retrouver son soleil de Port-au-Prince (en fait la notoire « Cité-Soleil » de Port-au-Prince dans toute sa contradiction: soleil, vie facile, pauvreté, violence). Même si le film a été en fait tourné à Pétionville une zone plus calme.
A bien lire Laferrière on sait que pour lui « le narrateur n'est pas forcément l'auteur», mais il se trouve que sur cette question climatique, l'auteur et le narrateur se retrouvent. Dans J'écris comme je vis, l'auteur répète souvent son aversion pour le froid, en particulier lorsqu'il explique son déplacement vers Miami: « Quand je suis arrivé à Miami, j'étais épuisé par quatorze hivers montréalais. Pire que le froid, pour moi, ce sont les arbres nus. Je peux tout supporter mais pas de voir un arbre sans feuilles. En arrivant à Miami j'étais épuisé comme écrivain. Je ne voulais plus écrire, ça ne m'intéressait plus.» Laferrière, ici ne prolonge pas l'équivalence que l'on trouve dans le poème de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui» et Laferrière n'est pas le « Cygne à l'exil inutile» pour lequel hiver == stérilité de l'écriture. L'auteur nous raconte, toujours dans J'écris comme je vis, qu'il a commencé à écrire par une « nuit plus morne que les autres» et que le manuscrit a avancé alors qu'il faisait «- 280 » (toujours !). Ce récit biographique étale à l'évidence le contraste extrême entre l'auteur et le narrateur. En effet, dans son premier roman, Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, il est facile de se souvenir que le narrateur n'arrête pas d'avoir trop chaud, de suer à s'en rendre malade; ainsi: « Vraiment, on n'a aucune chance de dormir par cette chaleur. J'avais laissé la fenêtre ouverte et l'air chaud m'a complètement mis k.o. » , «J'ouvre grand la fenêtre, l'air sec et brûlant s'engouffre dans la pièce par vagues successives»,« Des vagues successives de chaleur s'engouffrent par la fenêtre [...]. On peut facilement rôtir dans cette chambre. L'air sent le soufre. La pièce va flamber d'un moment à l'autre» , « La chambre baigne dans une atmosphère moite et sombre [ ... ]. La lumière du jour me parvient en lames par les interstices de la fenêtre. [ ... ] Je bouge ainsi, silencieusement, dans la pénombre. J'ai suffisamment sué pour une douche ». Dans une récente interview pour Discover Haiti, Laferrière explique que non seulement le narrateur n'est pas l'auteur, mais que même lorsque l'auteur souffle des tranches de réalité au narrateur, la réalité peut être tout à fait arrangée: « But you also have to know that literature is not simply made with truth or reality. It is a kind of reality. It is as if one was in another dimension. » Cette «autre dimension», Laferrière l'appelle le « style », mais en fait ce qui corrompt la réalité vraie, c'est plus exactement une mythologie d'auteur. S'il fait très chaud à Québec pour Laferrière nouvel immigrant dans Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer, c'est parce deux types d'activités le mettent « en chaleur» et génèrent la scène du chaud dans son écriture. On sait que Laferrière conçoit la littérature comme une activité physique et dans J'écris comme je vis, aussi bien que dans Les années 80 dans ma vieille Ford, ce côté physique est clairement explicite et direct: « Ecrire c'est d'abord s'asseoir pour travailler. Une plus grande part de transpiration que d'inspiration, mais en même temps on imagine bien que sans l'étincelle originelle la sueur ne vaut rien.» Dans les écrits fictionnels de Laferrière, c'est toutefois la métaphore végétale qui sert de véhicule à l'investissement physique et physiologique. Suer! sève, même combat. On se souvient que le chapitre quatrième de Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer s'intitule « Le nègre est du règne végétal ». Rien dans le chapitre qui puisse vraiment justifier ce titre excepté une vague référence à Gide et à sa remarque selon laquelle ce qui caractérise l'Afrique c'est une « odeur fortement épicée ». Non sequitur, le narrateur ajoute immédiatement: « Odeur de feuilles» et puis on retourne aux petites étudiantes de McGill qui sentent la poudre Bébé Johnson (contre Bébé Doc ?).
« Odeur de feuilles », ici, révèle pourtant, pour moi, un formant primordial de la mythologie personnelle de Laferrière. Je m'explique: s'il a quitté Montréal pour Miami c'est nous dit-il parce qu'il ne peut pas «supporter de voir un arbre sans feuilles» et comment retrouve-t-il le goût de l'écriture à Miami? En ouvrant la fenêtre et en découvrant le luxuriant climat de Floride. C'est un « arbre au feuillage touffu» qui le ramène à l'écriture: « Ouvrant la fenêtre, mon regard est tombé [...] sur ce magnifique arbre au feuillage si touffu [...]. Je suis allé chercher immédiatement ma vieille Remington que j'ai placée sous la fenêtre. Et brusquement le chant m'est revenu. J'ai écrit L'Odeur du café en un mois. C'était comme un orgasme ininterrompu». Il s'agit-là en priorité d'un retour de l'énergie créative: l' «arbre feuillu» est métaphore de cette sueur créative qu'il faut posséder pour écrire, mais Laferrière lui-même fait sans équivoque le lien avec une autre énergie tout aussi mobilisatrice métaphoriquement de sueur, l'énergie sexuelle: « Orgasme ininterrompu». Nombreux sont les passages dans les textes de Laferrière où l'énergie de ce type est également décrite en termes de métaphore ou de métonymie végétale. Pour rester avec mes deux textes de base, je cite ce passage de Comment faire l'amour avec un nègre offre une dense homologie de vocabulaire et d'images: «L'impression de pénétrer en pleine moiteur amazonienne. Corps en sueur. Enlacés. Comment traverser sans coupe-coupe ce fouillis de bras, de jambes, de sexes et d'odeurs enchevêtrés. Sensualité fortement épicée. Elle s'est plaquée contre moi. Silencieuse. La samba nous fouille le ventre. Tout coule. Tout s'écoule. »
C'est dans le froid, la neige, la glace, les frimas, -28o au soleil, que Dany Laferrière a conçu son imaginaire fait de fenêtres ouvertes, d'air sec ou moite, mais toujours chaud. On peut se poser la question des raisons de l'apparition de ce méli-mélo imaginaire. Peu importe ici que Laferrière exploite à des fins personnelles une mythologie stéréotypée de l'exotisme tropical avec sa chaleur et sa sexualité hyperactive ou qu'il exprime des phantasmes fondamentalement personnels en utilisant le vocabulaire commun à sa disposition et donc retombe dans des schémas archi-connus. L'important c'est que la mythologie personnelle que l'on retrouve dans ses textes soit clairement le résultat de son statut d'émigré d'Haïti. Laferrière a toujours su intimement que quelque soit le lieu où il se trouverait il serait un homme du chaud. C'est un acte de foi identitaire profond qu'il exprime dans le récit dramatique de la nuit même de son départ en exil: «Je serai donc tout seul pour affronter ce nouveau monde. Comme ça, du jour au lendemain. Un univers avec ses codes, ses symboles. Une ville nouvelle à connaître par cœur. [...] Les dieux ne m'accompagneront pas. Au contraire il me faut tout oublier de mes dieux. De mes monstres, de mes amis, de mes amours, de mes gloires passées, de mon été éternel, de mes fruits tropicaux, de mes cieux, de ma flore, de ma faune, de mes goûts, de mes appétits, de mes désirs, de tout ce qui a fait jusqu'à présent ma vie, si je veux continuer à vivre dans le présent chaud et non sombrer dans la nostalgie du passé» (Le Cri des oiseaux fous).
La critique généralement ne considère pas Laferrière comme un auteur du devoir de mémoire affirmée. Haïti, l'esclavage, le postcolonial, les drames de la dictature, la remémoration des horreurs des temps là-bas, ce n'est pas lui. Il laisse cela à d'autres comme Marie-Célie Agnant par exemple. Pourtant, comme je crois l'avoir montré, il y a dans ses écrits une double postulation: il est clairement du Québec «Je remarque qu'on ne parle pas du tout de ma part québécoise alors que le Québec fait partie intégrante de mon univers affectif et intellectuel », mais son imaginaire est tropical et il a besoin de ce capital d'images pour constituer son bien-être écrituriel parce que ce sont les métaphores originelles qui organisent la représentation de l'univers fictionnel qu'il nous livre. Parce que pour lui l'écriture est vitale, il ne peut pas emprunter à sa terre d'asile des métaphores obsédantes. Cet attachement à l'univers tropical d'Haïti, la chaleur, le végétal et quelques autres thèmes récurrents trahissent en lui l'immigrant. Cette étiquette en recouvre une autre plus riche: il est l'étranger, le passant et c'est exactement ce qui fait le thème même et l'originalité de CFA et le succès social de son narrateur. Il n'est pas 'pure laine'. C'est un passeur, il traite le naturel québécois tel qu'il est perçu habituellement et le restitue transformé, neuf, merveilleux, unheimlich. Son Montréal devient une chronique de la sortie hors du familier montréalais. Il n'est pas du lieu, comme il le veut, il est «écrivain américain », « écrivain du nouveau monde ». Encore faut-il que la société dans laquelle arrive le voyageur lui permette de se fondre dans la foule et d'exercer ses sortilèges. Seule la métropole avec son gigantisme et ses rapports impersonnels permet cela. « Il n'y aura plus d'étrangers! On sera tous des étrangers» disait la chanson. D'où, chez Laferrière, non pas la plainte de l'immigrant devant la complexité de ce nouvel univers, mais au contraire, une glorification personnelle et professionnelle de la ville:« La [littérature québécoise] est la littérature la plus dynamique en ce moment [ ... ] Les deux grandes nouveautés durant ces vingt dernières années dans la littérature québécoise, c'est d'abord qu'elle a apprivoisé la ville (les écrivains d'avant [ ... ] jetaient un regard réprobateur sur Montréal et ses vices), ce qui fait qu'un grand nombre des romans d'aujourd'hui ont Montréal pour cadre. Et le deuxième point c'est l'apparition massive des écrivains de diverses origines donnant une vigueur nouvelle à une littérature qui avait plutôt tendance à se mordre la queue. »
Bien qu'ils soient tous issus de l'immigration récente vers le Québec ni Des Rosiers, ni Péan, ni Jonassaint, ni Laferrière ne peuvent être considérés comme des représentants exemplaire de quelque chose qui serait un mouvement littéraire établi du type: écrits des nouveaux arrivants, comme c'est souvent le cas dans le monde des études Latino ou Chicano. Dans ce sens Grosfogel avait raison de me faire remarquer que le cas de l'émigration caraïbe vers Montréal n'était pas conforme à l'archétype, ne serait-ce parce qu'un des thèmes essentiels de l'écriture d'immigration est la considération que dans ce schéma l'immigré se plaint d'abord de ne pas avoir de voix dans ce nouveau monde. La similarité culturelle et linguistique entre Haïti et Québec permet de simplifier ce stade élémentaire de l'écriture d'immigration. Dans un second temps l'œuvre migrante est caractérisée par un travail de mémoire et l'anamnèse du lieu original perdu. Une troisième étape tourne l'écriture vers un travail d'élaboration stylistique d'une écriture individuelle sans territorialisation définitionnelle. C'est à ce type d'écriture, prête à se confondre avec des écritures du lieu ou de non-lieu qu'appartient maintenant l'écriture de Laferrière, comme celles de Des Rosiers ou Stanley Péan.
Outre cette différence fonctionnelle Laferrière n'est pas connu, en tant qu'auteur, pour sa dévotion aux causes communautaristes de l'immigration haïtienne. Il considère que l'écriture est une affaire individuelle et non pas le résultat d'une appartenance à un groupe ou à un ensemble prédéfini. Pas de ghetto pour lui; on connait la phrase qui pourrait être le slogan de sa cause s'il en avait une «je ne suis pas noir! » Donc pas question de le ranger dans une vitrine de l'anthologie littéraire: «Ecrivains de la migration », «Ecrivains noirs du Québec », « Ecrivains Québec-Haiti », etc. Pas d'écriture « on the hyphen » comme dirait Gustavo Pérez-Firmat, pour lui. Avec une grande défiance par rapport aux idées généralement acceptées il écrit donc: « Je déteste tout ce qui globalise. Pour moi l'artiste veut être unique, alors je ne comprends pas qu'on tente absolument de l'enfermer dans un groupe.»
Dans une terre comme le Québec qui, il n'y pas encore si longtemps, était caractérisée par le particularisme de la « terre », du « lieu », de « l'accident ethnique, géographique, religieux» pour reprendre la terminologie de Gaston Miron, l'apparition de la littérature de la diaspora haïtienne plutôt que d'être comprise dans les cadres étroits d'un autre type de littérature migrante venant du sud, doit donc être envisagée comme une branche parmi bien d'autres du pluralisme littéraire québécois d'aujourd'hui et ses auteurs, remarquables, talentueux et déjà parfaitement individualisés, doivent être considérés comme des romanciers, des poètes, des scénaristes québécois participant à la mouvance de cette littérature présentée par Laferrière comme « la plus dynamique en ce moment sur la scène mondiale».