Dislocation identitaire et narrative dans la « littérature-monde » (étude comparée de J. -M. G. Le Clézio, V. S. Naipaul et Roberto Bolaño)

Il n’est plus nécessaire de prouver aujourd’hui en quoi le voyage fait désormais et depuis une cinquantaine d’années partie de la vie de chaque individu. A l’instar de la théorie du « Tout-Monde » développée par édouard Glissant ou bien du concept de déterritorialisation avancé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, on ne peut que faire le constat de la nécessité de redéfinir le concept d’identité et par extension, celui de l’imaginaire qui s’y rattache dans la forme romanesque. La critique littéraire prend en compte ces bouleversements et on a vu se développer les termes de Migrant Writings au Canada, d’écriture « hybride », d’écritures « nomades » et même plus récemment de « littérature-monde » dans le domaine francophone. Sans entrer dans le débat qui a suivi la publication du « Manifeste pour une littérature-monde en français », il demeure intéressant de prendre en compte, d’une manière plus générale, le choix de ces différents termes dans des domaines socioculturels différents. Le choix de l’expression « littérature-monde » pour le titre de cet article repose donc avant tout sur la volonté d’embrasser un domaine littéraire le plus large possible. En effet, un des objectifs de cette étude est d’analyser les changements narratifs liés à une nouvelles manière de considérer l’espace. L’étude comparative de trois écrivains appartenant à des domaines géographiques et linguistiques totalement différents a donc pour objectif de relever des caractéristiques narratives communes. Le terme de « dislocation », du latin dislocare, « déplacer » – qui sera utilisé dans cette étude au sens de démembrement, de séparation en parties, semble une des conséquences de l’influence de ce phénomène – que j’appellerai « errance » - dans la narration.

Il faut dans un premier temps préciser les termes qui seront utilisés dans cette étude, notamment concernant l’« exil » et l’« errance ». L’essayiste caribéen édouard Glissant fait ainsi une distinction entre ces deux termes dans leur rapport à l’identité : alors que l’exil produirait une perte d’identité, l’errance la renforcerait. Il faut toutefois remettre cette remarque dans le contexte du « Tout –monde » : loin d’être réductrice, le fait d’avoir une identité nationale ou le sentiment d’appartenance à un endroit n’est pas incompatible, selon Glissant, avec le sentiment d’être de « partout ». Pour ma part, je fais également le choix de parler d’errance pour éviter le discours politique que revête l’exil. Même s’ils sont souvent utilisés comme synonyme, nous considérerons ici que l’exil correspond à un départ non choisi alors que l’errance ne dépend pas forcément du contexte politique, elle peut aussi être un choix individuel et devenir un « art de vivre », à l’instar des écrivains de la Beat Generation, de Blaise Cendrars ou encore de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier. Je retiendrai finalement la définition de l’errance proposée par Lise Gauvain :

Image de fuite transformée en quête, enquête et errance, c’est-à-dire en voyage non organisé – car telle est la définition que, en fin de compte, je retiens de l’errance – dans l’espace multiforme du roman. L’errance comme mouvance et déplacement, comme exploration de l’inconnu en soi et hors de soi : « écrire pour cerner la poursuite inlassable.
(GAUVIN Lise. « écritures, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance »in Albert Christiane (éd.), Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 1999, p. 28).

En nous appuyant sur cette citation – qui soulève la question du rapport entre errance et écriture -, il s’agira de démontrer, par l’étude comparée de trois écrivains, comment l’errance conduit à la fois à une dislocation identitaire et narrative. Le choix d’écrivains aussi différents que J.-M. G. Le Clézio, V. S. Naipaul et Roberto Bolaño repose avant tout sur leur appartenance à trois aires culturelles et linguistiques différentes. Cela permet tout d’abord d’envisager l’errance sous l’angle de l’exotisme avec Le Clézio, du post-colonialisme avec Naipaul et de la narration avec Bolaño. Le Clézio, écrivain français d’origine mauricienne, est un infatigable voyageur qui partage désormais sa vie entre le Nouveau Mexique aux états-Unis et la France. Revendiquant sans cesse ses origines multiples et luttant contre l’absurdité des nationalismes, Le Clézio fait partie des signataires du fameux manifeste « Pour une littérature-monde en Français ». Lauréat du Prix Nobel de littérature en 2008, son œuvre a d’ailleurs avant tout été saluée pour sa recherche perpétuelle d’ouverture sur le monde. Pierre Assouline précise à ce sujet :

Pas un écrivain-voyageur pour autant, car il cherche surtout à vivre dans une autre culture que la sienne. Ni même un voyageur, car son Grand Tour, il l’effectue en permanence dans un lieu qui n’appartient à personne, le pays de l’enfance. Juste un errant en quête de repères éblouissants. Un homme qui se meut en permanence dans le territoire du rêve.
(Assouline ; lemonde, 9 octobre 2008).

V. S. Naipaul est né dans les Caraïbes à Trinidad dans une famille d’origine indienne qui l’élève dans la tradition hindoue. Après des voyages aux quatre coins du monde et surtout en Inde et en Afrique qui ont inspiré nombre de ses romans, Naipaul a fait le choix de vivre en Angleterre. Ses origines et ses choix littéraires le placent généralement dans la catégorie des écrivains postcoloniaux : il choisit des personnages issus du Tiers-monde qui entrent en contact avec le monde occidental ou bien qui retournent dans leur pays d’origine après une partie de leur vie passée ailleurs. Volontiers sarcastique, Naipaul est très souvent considéré comme politiquement incorrect et refuse de partager les discours trop complaisants à l’égard des pays en voie de développement. Malgré le choix de vivre en Angleterre, il aime à rappeler qu’il s’y sentira toujours un étranger : “After all my time in England I still had that nervousness in a new place, that rawness of response, still felt myself to be in the other man’s country, felt my strangeness, my solitude.” (NAIPAUL Vidiadhar Surajprasad. The Enigma of Arrival, New York, Random House, “Vintage Books”, 1988, pp. 7-8). Un profond sentiment d’être toujours un étranger que partage aussi Roberto Bolaño, écrivain chilien décédé prématurément en 2003. Il a passé une partie de sa vie au Mexique puis en Espagne où il s’était finalement installé. La reconnaissance littéraire est arrivée tardivement avec le roman Los detectives salvajes pour lequel il obtient le prestigieux prix latino-américain Rómulo Gallegos en 1998. Reconnu comme un maître par toute la jeune génération d’écrivains latino-américains, l’œuvre de Bolaño ne cesse aujourd’hui d’être rééditée et traduite. Bolaño est certainement celui qui se rapproche le mieux de la définition de l’errance. Considérant dans son cas l’exil comme un choix personnel qu’il faut assumer et les catégories nationales trop réductrices, Bolaño est l’auteur d’une œuvre romanesque qui dépasse les frontières du genre. Ses réponses lorsqu’on l’interroge sur son identité sont généralement à l’image de ce sentiment d’appartenance multiple :

Aunque vivo desde hace más de veinte años en Europa, mi única nacionalidad es la chilena, lo que no es ningún obstáculo para que me sienta profundamente español y latinoamericano.
(BOLAÑO Roberto. Entre paréntesis, Barcelona, Anagrama, 2004, 366 p. 20)

Fuyant le nationalisme facile, Bolaño ne se revendique à aucun moment comme une victime du coup d’état de Pinochet. A partir de là, naît une certaine confusion pour classer Bolaño : sa seule nationalité sera toujours la chilienne, mais ses écrits sont tantôt classés comme chiliens, tantôt comme Mexicains ou Espagnols, en fonction des lieux choisis pour situer ses romans et de la nationalité de ses protagonistes.

Cette étude s’appuie plus particulièrement sur la comparaison de trois romans : étoile errante (1992) de Le Clézio, Half a Life (2001) de Naipaul et enfin Los Detectives Salvajes (1998) de Bolaño. étoile errante représente un bon exemple de dislocation identitaire puisque ce roman relate l’histoire d’Esther, une jeune juive française qui doit fuir son petit village du sud de la France pendant la Seconde Guerre mondiale avec sa mère pour se rendre à Jérusalem. Le récit est interrompu dans une partie centrale consacrée à Nejma, une jeune Palestinienne dont le destin a croisé celui d’Esther lors de son arrivée en Israël. Half a Life fait le récit de Willie, un Indien qui part en Angleterre pour y poursuivre ses études. Une approche postcoloniale de ce roman permet de mieux comprendre le sentiment d’étrangeté et la nécessité d’accepter son appartenance culturelle pour se construire. Enfin, Los detectives salvajes de Bolaño raconte la tentative de jeunes latino-américains de fonder un groupe poétique à Mexico au milieu des années 70. Cependant, la forme fragmentaire du récit amène finalement le lecteur à parcourir une vingtaine d’années et à découvrir ce que sont devenus une partie de ces poètes. La forme novatrice du roman nous donnera un bon exemple de dislocation narrative. Dans un premier temps, on analysera le rapport qui unit la dislocation des personnages à une éventuelle dislocation du récit ce qui nous amènera à nous interroger, dans un deuxième temps, sur le rapport entretenu par l’errance avec l’écriture elle-même.

Errance et dislocation du récit

On prendra ici en considération deux formes de « dislocation » narrative : les changements de narrateurs et les ruptures temporelles. C’est certainement dans Los detectives salvajes et dans étoile errante que la fragmentation des récits est la plus évidente. Dans étoile errante, la fragmentation permet de mettre en avant plusieurs éléments : les chapitres suivent l’errance du personnage soulignant ainsi son évolution identitaire. Le premier récit s’intitule « Hélène » car c’est le prénom que les parents d’Esther avaient choisi pour appeler leur fille en public et cacher sa véritable identité. C’est aussi le temps de l’insouciance et du mensonge. C’est dans cette partie que se joue la première déconstruction identitaire telle que décrite par Julia Kristeva dans son récit étrangers à nous-mêmes. “N’appartenir à aucun lieu, aucun temps, aucun amour. L’origine perdue, l’enracinement impossible, la mémoire plongeante, le présent en suspens.” (KRISTEVA Julia. étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001 (1ère édition en 1988), p. 18).

Esther est à la fois rejetée des enfants juifs parce qu’elle n’est pas pratiquante mais aussi rejetée des autres enfants non juifs parce qu’elle sait qu’elle ne peut partager leur insouciance. Elle décide donc de nier dans un premier temps ses origines juives. Le second récit, « Esther » marque une seconde étape dans la vie de la jeune fille : elle découvre le sens de la religion pendant son voyage et accepte cette « nouvelle » identité. C’est aussi une première manière d’accepter l’errance. Le chapitre suivant est aussi le chapitre central du roman : intitulé « Nejma », il raconte l’histoire de la jeune palestinienne chassée de son village pour laisser la place aux Juifs qui arrivent en Israël. Ayant rencontré Esther sur la route vers Jérusalem, le récit est motivé par cette rencontre et a pour objectif de mettre en parallèle les deux sœurs errantes qui ne seront pourtant jamais amenées à se retrouver. Enfin, les deux derniers chapitres marquent les deux événements majeurs de la vie d’Esther dans les années qui ont suivi l’errance : la naissance de son fils et la mort de sa mère. Son fils représente pour elle un port d’attache, sa patrie et le décès de sa mère, malgré la tristesse, permet aussi paradoxalement de tourner la page de la guerre.

Cette fragmentation du récit s’accompagne de changements de narrateurs qui se font sans préavis. On peut ainsi donner l’exemple du passage à un narrateur interne dans la deuxième partie du roman. Tout laisse supposer qu’Esther est désormais « capable » d’assumer la narration. Quatre ans sont d’ailleurs passés entre les deux chapitres ; elle a accepté l’errance et peut donc en parler. Les rôles se sont d’ailleurs inversés avec sa mère : c’est elle qui se sent plus forte et qui doit prendre soin d’elle. La narration redevient pourtant externe à diverses reprises, généralement lorsque le moment est trop chargé d’émotion, comme si le personnage n’était alors plus capable d’assurer la narration. C’est le cas lorsqu’Esther comprend qu’elle est enceinte et apprend que son fiancé s’est fait tuer. La fragmentation du récit et le changement de narrateur sont donc directement liés à la dislocation identitaire du personnage.

La fragmentation narrative est très forte dans Los detectives salvajes. Le récit se découpe en effet en trois parties : la première, « Mexicains perdus à Mexico » est constituée par le journal de Juan García Madero, un jeune Mexicain qui vient d’être accepté dans le groupe poétique appelé les « réal-viscéralistes ». Ce journal concerne la fin de l’année 1976. Le récit central, intitulé « Les détectives sauvages » est constitué d’une série de témoignages classés par ordre chronologique de personnes ayant rencontré les deux fondateurs du groupe poétique : Ulises Lima et Arturo Belano. Ces récits vont de 1976, faisant ainsi suite au journal, jusqu’à 1996. Enfin, la partie « Les déserts de Sonora », la dernière du roman, nous replonge dans le journal du jeune Mexicain exactement là où on l’avait laissé. La superposition d’un journal et de témoignages racontés à la première personne et généralement au présent donne une impression d’immédiateté à la narration malgré les années qui séparent la partie centrale des deux autres. Dans ce roman, la dislocation des récits est fondamentale car, proposant plusieurs réalités, plusieurs vérités, elle seule est finalement capable de donner un sens à l’histoire. Concernant la dislocation identitaire, il ne s’agit pas du tout du schéma observé auparavant chez le personnage de Le Clézio. Bolaño a toujours fuit les questions liées au sentiment d’identité nationale. Cependant, on doit tout de même constater que les personnages qu’il choisit sont en général latino-américains et qu’ils sont amenés à l’exil. Même si l’exil n’est pas au cœur de l’histoire ou du moins n’est pas présenté comme tel, la forme disséminée et fragmentaire du roman, oblige le lecteur à jouer le rôle de détective pour pouvoir se faire une représentation des personnages – représentation fragmentaire qui permet finalement de mieux connaître le personnage puisqu’il est perçu comme une identité mouvante, changeante, contradictoire selon les témoignages et donc finalement plus proche de la réalité.

La forme du récit reste davantage traditionnelle chez Naipaul et tout changement de narrateur est justifié par la prise de parole d’un des personnages. Le récit est assumé au premier plan par un narrateur externe. Les passages à un narrateur interne sont justifiés par des guillemets ou bien annoncés par une phrase introductive. Le début du récit s’ouvre sur une question de Willie à son père concernant son identité : “Pourquoi mon second prénom est-il Somerset ?” qui va amener le père à devenir narrateur. Ce récit à la narration interne est présenté ainsi :

And this was the story Willie Chandran’s father began to tell. It took a long time. The story changed as Willie grew up. Things were added, and by the time Willie left India to go to England this was the story he had heard.
(NAIPAUL V. S. Half a Life, Londres, Picador, 2001, p. 1)

Toute cette phrase introductive est importante puisqu’elle insiste sur la construction imaginaire de la figure paternelle qui influencera toutes les décisions et les réactions de Willie. Le récit se clôt également avec une narration interne. Il s’agit cette fois du récit de Willie de ses dix-huit années passées en Afrique. Comme pour le récit de son père, le changement de narrateur est annoncé :

And just as once his father had told Willie about his life, so now, over many days of the Berlin winter, in cafés and restaurants and the half-empty flat, Willie began slowly to tell Sarojini of his life in Africa.
(Naipaul ; 2001 : 139-141)

Notons donc que les deux récits racontés par un narrateur interne dans le roman sont aussi deux récits d’événements passés. Le changement de narrateur et le décalage temporel cassent une narration qui conserve pourtant en apparence une structure « lisse ». En parallèle à cette dislocation narrative, tout comme chez Le Clézio, on observe une dislocation identitaire. Willie ressent lui aussi la honte de son père quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie :

But now when the question was put to him Willie found he didn’t know what to say about his father’s business. He also found he was ashamed. […]. From that day Willie Chadran began to despise his father. »
(Naipaul ; 2001 : 37)

Les analepses acquièrent ainsi une valeur explicative puisqu’elles justifient la honte initiale de Willie et son sentiment de passivité. Lorsqu’il arrive en Angleterre, il essaye de correspondre aux clichés qu’il véhicule et décide de se réinventer une image plus exotique :

[…], he adapted certain things he had read, and he spoke of his mother as belonging to an ancient Christian community of the subcontinent, a community almost as old as Christianity itself. He kept his father as a brahmin. He made his father’s father a ‘courtier’. So, playing with words, he began to re-make himself. It excited him, and began to give him a feeling of power.
(Naipaul ; 2001 : 61)

Willie finit par croire lui-même à l’image qu’il renvoie, ce qui renforcera d’ailleurs son sentiment de vide par la suite et la difficulté à trouver un sens à sa vie. La rupture spatio-temporelle crée généralement un effet de surprise et a pour objectif de souligner des faits importants. On a vu que les récits internes étaient des analepses soulignant les doutes et les faiblesses du personnage. Le dernier récit est tout d’abord présenté comme une ellipse dans le récit : « I don’t ever want this view to become familiar. I must not unpack. I must never behave as though I am staying. He stayed for eighteen years. » (Naipaul ; 2001 : 135). Cette ellipse souligne volontairement le contraste entre la volonté du personnage et ce qu’il a effectivement fait : en une phrase, le narrateur a résumé l’idée principale de ces dix-huit années de manière très brutale : Willie n’a pas vraiment « vécu sa vie » et le récit n’a pas jugé intéressant de raconter ces années. L’utilisation de l’ellipse pour manifester le vide du personnage est également présente chez Le Clézio. Dans étoile errante, les ellipses représentent les « pertes » de mémoire d’Esther. La première se situe après les années à Paris. Le lecteur découvre donc qu’elles ne sont pas arrivées à Jérusalem et qu’elles ont passé trois années dans une extrême pauvreté. Le fait que ce récit de Paris ne soit évoqué par la suite que de manière rapide laisse un vide dans la narration et évoque le vide vécu par Esther à ce moment. Lorsqu’elle n’est plus capable de « ressentir » la réalité, le récit s’arrête. Dans Los detectives salvajes, les ruptures temporelles sont constantes puisque, malgré le suivi chronologique des narrateurs dans le récit central, les moments qu’ils évoquent sont décousus les uns des autres. Il est donc difficile de se faire une idée globale de ce qui est arrivé aux deux héros pendant vingt ans. De plus, on constate un jeu permanent sur la relativité du temps. C’est ainsi que le narrateur du journal déclare à un certain moment s’être trompé d’une journée, ce qui décale toute une série d’événements qui se sont passés par la suite :

Hoy me di cuenta de que lo que escribí ayer en realidad lo escribí hoy: todo lo del treintaiuno de diciembre lo escribí el uno de enero, es decir hoy, y lo que escribí el treinta de diciembre lo escribí el treintaiuno, es decir ayer. Lo que escribo hoy en realidad lo escribo mañana, que para mí será hoy y ayer, y también de alguna manera mañana: un día invisible. Pero sin exagerar.
(BOLAÑO Roberto. Los detectives salvajes, Barcelone, Anagrama, « Compactos », 1998, p. 557)

Cette information qui semble tout d’abord un simple jeu sur l’hypocrisie de la fiction narrative pourrait bel et bien rendre invisible tout le reste de ce qu’il a écrit puisque de cette manière les dates ne concordent plus avec celles données par un des narrateurs de la partie centrale. Cette hypothèse est d’ailleurs renforcée par l’intervention d’un autre narrateur qui dit n’avoir jamais entendu parler du poète Juan García Madero. Bolaño invite donc peu à peu le lecteur à ne pas se tromper d’enquête : l’objectif n’est pas tant de savoir ce que sont effectivement devenus Arturo Belano et Ulises Lima que de s’interroger sur le sens même de l’écriture.

écriture et effacementt

Comme on l’a déjà dit, dans Los detectives salvajes, c’est par la superposition des récits et en recoupant les informations que le lecteur parvient à se faire une idée des deux héros fantômes du roman. Mais malgré la possibilité de construction d’une « identité-puzzle », les deux héros restent hors de portée du lecteur. Une citation à propos de l’exil utilisée dans un autre roman de Bolaño, 2666, apporte un éclairage intéressant : “Exiliarse no es desaparecer sino empequeñecerse, ir reduciéndose lentamente o de manera vertiginosa hasta alcanzar la altura verdadera, la altura real del ser.” (Bolaño, 2004 : 49). Cette citation résume l’idée de l’errance en tant que voyage vers soi-même. Une rencontre avec l’autre, certes, mais qui fonctionne avant tout pour chacun comme un miroir. L’idée de « rapetissement » soulevée dans 2666 renvoie à la question des identités culturelles : par l’errance, l’individu serait dépouillé de ce qui le composait jusqu’à présent. Il perd peu à peu tout sentiment d’appartenance : restant un étranger dans la culture d’accueil, il devient aussi un étranger dans son propre pays car il acquiert un regard critique et perd les codes qui lui permettaient de le déchiffrer et de le comprendre. On aurait donc là aussi une sorte de dislocation identitaire puisque le personnage se débarrasse peu à peu de ses boucliers culturels pour ne rester qu’un individu « en devenir ». Cela rejoint aussi l’idée du « devenir-imperceptible » défini par Deleuze et Guattari :

Si le devenir-femme est le premier quantum, ou segment moléculaire, et puis les devenirs-animaux qui s’enchaînent avec lui, vers quoi se précipitent-ils tous ? Sans aucun doute, vers un devenir-imperceptible. L’imperceptible est la fin immanente du devenir, sa formule cosmique.
(DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les éditions de Minuit, « Critique », 2004 (1ère éd. 1980), p. 342).

Dans Half a Life, Willie essaye de « passer inaperçu » dans le paysage londonien en s’adaptant aux coutumes et en apprenant à correspondre aux clichés qu’il véhicule. En évitant de retourner en Inde et en acceptant de vivre la vie de quelqu’un d’autre en Afrique, Willie cherche à se détacher définitivement de ses origines. Le concept d’imperceptibilité est extrêmement intéressant au moment de définir l’identité, et notamment celle de personnages nomades et donc par définition, « en devenir ». On pourrait d’ailleurs le rapprocher de la notion d’effacement présente dans le roman de Le Clézio :

Jamais je n’avais senti cela : tout ce que j’ai vécu, toutes ces fatigues, […], tout est en train de s’effacer ici, dans la lueur qui éclaire la baie d’Alon, […]. Tous, nous sommes immobiles, […]. Nous n’avons plus de passé. Nous sommes neufs, comme si nous venions de naître, comme si nous avions dormi mille ans, ici, sur cette plage.
(LE CLÉZIO J.-M. G. étoile errante, Gallimard (1ère édition 1992), « Folio », 2000, pp. 167-168).

Par la présence des ellipses, par l’idée de l’éternel retour et de la répétition, l’écriture de Le Clézio tend certainement à une sorte d’effacement qui propose de se reconstruire en acceptant l’errance comme « structure » de l’identité. L’inher la fragilise et l’empêche de vivre le présent même si la fin du récit et le retour sur les lieux de l’enfance semblent finalement avoir apporté des réponses à ses questions.

Je crois que nous sommes arrivés à un moment de la vie des humanités où l’être humain commence d’accepter l’idée que lui-même est en perpétuel processus, qu’il n’est pas de l’être, mais de l’étant, et que comme tout étant, il change. […]. Nous avons tous peur de cette idée qu’un jour nous allons admettre que nous ne sommes pas une entité absolue, mais un état changeant. […] Et je crois que cette notion de conscience et de rapidité foudroyante fait que désormais on n’arrivera pas à une nouvelle stase, à une nouvelle phase disons de fixation.
(GLISSANT Édouard. Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, « nrf », 1996, p. 28).

Cette notion d’identité en perpétuel mouvement proposée par Glissant pourrait s’appliquer aux trois romans. L’errance disloque au départ les repères socioculturels, et malgré les différentes tentatives de l’individu pour s’assimiler à l’autre en rejetant ses origines ou en se créant un imaginaire culturel, il faudra que la « déterritorialisation » soit finalement acceptée pour acquérir une identité en mutation constante.

Conclusion : vers une dislocation « structurée » ?

Si l’errance déconstruit bien le récit et l’éloigne des schémas traditionnels, elle propose aussi un mode de pensée de l’écriture qui n’est pas dénué d’organisation, ce que Glissant souligne d’ailleurs en s’appuyant sur son propre roman Tout-monde :

Il s’agit bien d’un roman à mon avis, mais d’un roman éclaté. Vous savez on en a fini avec les vieilles traces des romans qui commencent à un endroit, qui suivent des mouvements inéluctables et qui s’achèvent en une sorte de fatalité rhétorique. Ce qui est passionnant dans le roman d’aujourd’hui c’est qu’il peut partir dans toutes les directions : il parcourt le monde. (Glissant ; 1996, 129)

Ces propos pourraient également s’appliquer aux récits que nous avons étudiés et à une grande partie des récits « issus » de l’errance. Il serait faux en effet de considérer les récits de l’errance ou « déterritorialisés » comme la fin du roman. Comme le disent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux :

Il y a bien une évolution du roman, mais elle n’est sûrement pas là. Le roman n’a pas cessé de se définir par l’aventure de personnages perdus, qui ne savent plus leur nom, ce qu’ils cherchent ni ce qu’ils font, amnésiques, ataxiques, catatoniques. C’est eux qui font la différence entre le genre romanesque et les genres dramatiques ou épiques. (Deleuze et Guattari ; 1980 : 213)

« L’état changeant » fait désormais partie de la nouvelle société ne cesse de nous répéter édouard Glissant. Ces « romans de l’errance » en sont la preuve. Une nouvelle structure des récits vient mettre en évidence la métamorphose identitaire du personnage et plus profondément du métier d’écrivain.

Bibliographie

ASSOULINE Pierre. « Quand partez-vous Monsieur AWLB ? », La République des Livres, lemonde.fr, 9 octobre 2008

Link : http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/10/09/quand-partez-vous-monsieur-awlb/

BOLAÑO Roberto. Los detectives salvajes, Barcelone, Anagrama, « Compactos » (1ère édition dans la collection « Narrativas hispánicas », 1998), 1998, 609 pp.

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BOLAÑO Roberto. 2666, Barcelona, Anagrama, « Narrativas hispánicas », 2004, 1125 pp.

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DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix. Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les éditions de Minuit, « Critique », 2004 (1ère éd. 1980), 645 pp.

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FAVERÓN PATRIAU Gustavo, PAZ SOLDÁN Edmundo (dir.). Bolaño salvaje, Barcelona, Candaya, 2008, 504 pp.

GAUVIN Lise. « Écritures, surconscience et plurilinguisme : une poétique de l’errance » in Albert Christiane (éd.), Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 1999, 338 pp., p. 28.

GLISSANT Édouard. Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, « nrf », 1996, 144 pp.

KRISTEVA Julia. Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2001 (1ère édition en 1988), 293 pp.

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LE CLéZIO Jean-Marie Gustave. étoile errante, Gallimard (1ère édition 1992), « Folio », 2000, 350 pp.

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